Théâtre
“Les Damnés ” de Van Hove, électrochoc incandescent

“Les Damnés ” de Van Hove, électrochoc incandescent

10 October 2016 | PAR Mathieu Dochtermann

Lorsqu’Olivier Py avait fait le choix d’inviter le Français à présenter à Avignon Les Damnés d’après Visconti, mais dans la vision du metteur en scène Ivo van Hove, le triomphe avait été complet et les critiques dithyrambiques, y compris dans ces pages. Qu’en reste-t-il maintenant que le spectacle a regagné les murs de la sage institution? Si on hésite à crier au génie, on doit saluer un grand moment de théâtre, avec des comédiens à leur meilleur, et une mise en scène résolument inventive.

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Adapter Les Damnés de Visconti en 2016, c’est un projet que l’on peut voir comme osé, car prenant le risque de transposer à la scène un chef d’oeuvre du 7ème art, qui plus est avec la troupe de la Comédie Française. On peut cependant aussi le voir comme un projet tendant à la facilité, puisque s’inscrivant dans une tendance évidente des artistes contemporains à rappeler les horreurs du XXème siècle sur fond de relents nationalistes et xénophobes dans l’Europe contemporaine.

Pour être convenu le propos n’en est pas forcément moins pertinent, et Ivo van Hove réussit parfaitement sa transposition, nous donnant à voir comment les totalitarismes anéantissent les liens humains en se glissant dans les intimités pour mieux les détruire de l’intérieur. Actualité, aussi, peut-être, dans le rapprochement que Visconti faisait entre capitalisme bourgeois et nazisme, bien que les données soient bien différentes de nos jours. Au-delà de l’autopsie de la corruption monstrueuse qui marque la montée du nazisme en Allemagne, Les Damnés reste une histoire glaçante, la lente déchirure d’une famille malade dont les membres se détruisent méthodiquement les uns après les autres, comme hallucinés ou ignorants de la portée de la plupart de leurs actes. Comme des adolescents pervers ne se souciant d’aucune conséquence. Pour rendre compte de l’atmosphère de la pièce, il faut convoquer à la fois Macbeth, Brecht et les Borgias…

La mise en scène et la scénographie sont à la hauteur du propos. Et pour mieux rendre hommage à la filiation de sa pièce, van Hove réussit un magnifique mariage entre scènes filmées et jeu au plateau – jeu qui ne s’interrompt jamais, mais qui est le plus souvent démultiplié, sublimé, par des prises de vue en plan serré, dévoilant au spectateur des angles, des expressions, des actions qui lui auraient été sinon cachés. Le travail de cadrage et de composition de l’image est brillant, ceci d’autant plus qu’il se fait en direct. Belle utilisation aussi d’images d’archive venant supplémenter de façon parcimonieuse l’action, pour mieux la réinscrire dans la Grande Histoire.

Surtout, il faut retenir de cette pièce les comédiens (qui du coup sont aussi un peu acteurs), qui lui apportent toute son incandescence et tout son excès. Les pensionnaires et sociétaires s’en donnent à cœur joie, dans des registres qu’ils ont peut-être trop peu l’occasion de tutoyer, et ils le font avec un talent et un engagement qui rivent le spectateur à son fauteuil. On pourrait distribuer les mentions spéciales jusqu’à épuiser la distribution, tant les comédiens sont tous impeccables, mais on retiendra particulièrement Elsa Lepoivre qui campe une Sophie von Essenbeck superbe et effroyable, et Christophe Montenez en Martin von Essenbeck excessif et inquiétant – même si la façon dont le personnage est introduit est tout à fait caricaturale, et qu’on aurait pu se permettre en 2016 de réécrire quelque peu le rôle pour éviter sa dimension queerophobe. Denis Podalydès, Guillaume Gallienne et Eric Génovèse sont tout aussi convaincants dans leurs rôles d’intrigants homicides.

Alors, certes, tout n’est pas parfait. La nudité n’est pas toujours convoquée à bon escient, la scène d’amour physique est inutile, la course-poursuite caméra au poing dans les couloirs déserts du Français est trop longue, l’usage de la langue allemande est caricatural, la musique est trop souvent illustrative, et plaquer des morceaux de Rammstein au maximum de la puissance des amplis sur des images d’archive des camps de concentration constitue une facilité parfaitement inélégante. Il est peut-être temps que les metteurs en scène se rendent compte qu’il n’est pas nécessaire de provoquer des acouphènes chez les spectateurs pour que ceux-ci aient le sentiment qu’il se passe quelque chose de fort sur le plateau.

Cependant, globalement, l’œuvre convainc – si on peut dire d’un direct à l’estomac qu’il convainc. Formellement, la pièce est réussie, avec des images symboles fortes (le charnier et les cendres de la famille, comme un écho aux camps de la mort). Sur le fond, elle est glaçante, traversée de violence physique autant qu’émotionnelle, elle prend aux tripes autant qu’elle parle à la tête. Un théâtre puissant en forme de cri d’alarme.

Jusqu’au 13 janvier 2017 à la Comédie Française.

d’après le scénario de Luchino Visconti, Nicola Badalucco et  Enrico Medioli
mise en scène Ivo van Hove
comédiens Sylvia Bergé, Éric Génovèse, Denis Podalydès, Alexandre Pavloff, Guillaume Gallienne, Elsa Lepoivre, Loïc Corbery, Adeline d’Hermy, Clément Hervieu-Léger, Jennifer Decker, Didier Sandre, Christophe Montenez.
Scénographie et lumières Jan Versweyveld
Costumes An D’Huys
Vidéo Tal Yarden
Musique originale et concept sonore Eric Sleichim
Dramaturgie Bart Van den Eynde
Assistanat à la mise en scène Laurent Delvert
Assistanat à la scénographie Roel Van Berckelaer
Assistanat aux lumières François Thouret
Assistanat au son Lucas Lelièvre

Visuels: © DR

Infos pratiques

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Christophe Candoni
Christophe est né le 10 mai 1986. Lors de ses études de lettres modernes pendant cinq ans à l’Université d’Amiens, il a validé deux mémoires sur le théâtre de Bernard-Marie Koltès et de Paul Claudel. Actuellement, Christophe Candoni s'apprête à présenter un nouveau master dans les études théâtrales à la Sorbonne Nouvelle (Paris III). Spectateur enthousiaste, curieux et critique, il s’intéresse particulièrement à la mise en scène contemporaine européenne (Warlikowski, Ostermeier…), au théâtre classique et contemporain, au jeu de l’acteur. Il a fait de la musique (pratique le violon) et du théâtre amateur. Ses goûts le portent vers la littérature, l’opéra, et l’Italie.

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