Théâtre
[Leipzig] Die Schutzflehenden / Die Schutzbefohlenen, les réfugiés d’aujourd’hui ne sont pas les suppliantes de la Grèce archaïque

[Leipzig] Die Schutzflehenden / Die Schutzbefohlenen, les réfugiés d’aujourd’hui ne sont pas les suppliantes de la Grèce archaïque

19 December 2016 | PAR Samuel Petit

Dans cette nouvelles mise en scène des pièces d’Eschyle et de Jelinek, Die Schutzflehenden / Die Schutzbefohlenen, Enrico Lübbe peine à convaincre et à émouvoir. Les causes sont aussi bien dramaturgiques que scénographiques.

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Bien avant que la crise des réfugiés ne prenne l’ampleur que l’on connait depuis l’été 2015, la prix Nobel de littérature autrichienne, Elfriede Jelinek, publiait une pièce sur ce thème fin 2013 : die Schutzbefohlenen.
Dès sa parution, elle a déjà été montée pas moins de dix fois par les plus grands noms de la mise en scène dans l’espace germanophone : au Thalia Theater de Hambourg par Nicolas Stemann, au Burg Theater de Vienne par Michael Thalheimer ou encore au Schauspielhaus de Zürich par Barbara Frey.
Enrico Lübbe, intendant et principal metteur en scène au Schauspiel de Leipzig depuis 2013, a aussi relevé le défi pour l’ouverture des 70èmes Ruhrfestspielen de Recklinghausen en Mai dernier. Par son parti pris, qui s’apparente à une entreprise pédagogique, expliciter la référence principale de la pièce de Jelinek : la tragédie classique d’Eschyle, Les Suppliantes (en allemand die Schutzflehenden), il se distingue des autres mises en scène, mais trahit par là le propos de l’auteure.
Elfriede Jelinek est célébrée pour sa “poétique de l’intertextualité” : elle affectionne les mythes – aussi bien antiques que contemporains – comme miroir de nos sociétés actuelles. Comme Baudelaire, elle joue des “correspondances” pour faire surgir de l’inattendu du sens et surtout de la poésie. Ses textes ne se contentent pas de réécrire les mythes, mais s’en nourrissent et les prolongent pour nous poser de nouvelles questions.

C’est pourquoi on regrettera que Lübbe se soit contenté, à l’instar du titre du spectacle, de juxtaposer les deux pièces. Il ne les connecte pas, ne les fait pas entrer en résonnance l’une avec l’autre. Ainsi, ce qui fait la subtilité de l’écriture et la réflexion de Jelinek se perd dans une interprétation manichéenne : opposer la générosité des Anciens à l’égoïsme des Contemporains se révèle insuffisant et simpliste, de même que vouloir faire de vouloir prêter aux Anciens nos univers mentaux et références. En accolant les deux récits, l’histoire ne semble qu’être une répétition où la société d’accueil cette fois-ci ne joue pas son rôle. La fatalité, volonté des dieux, propre à la tragédie grecque, bien que présent dans le texte est tue par la mise en scène. Chez Jelinek, il n’est pas question de volonté divine ou de mansuétude. Il y a les Citoyens et les Réfugiés, que Jelinek ne nomme pas “demandeurs” ou “candidats à l’asile”, mais die Schutzbefohlenen : ceux qui exigent, qui ordonnent leur protection. Les Schutzbefohlenen, par leur présence, interpellent chacun de nous et rappellent à nos sociétés les valeurs qui font leur spécificité: le respect du droit et le droit d’asile en tête.

De surcroît, de nombreux choix scénographiques et de direction d’acteurs – et du chœur en particulier – ne convainquent pas. Par exemple, les textes prononcés par les chœurs sont souvent confus ; leur démarche souvent irrégulière empiète sur l’espace sonore des autres acteurs. Enfin, la répartition des genres dans la distribution est elle aussi au mieux faussement audacieuse et ne fait que brouiller les pistes : Les “Suppliantes” auprès du roi d’Argos, les 50 filles de Danaos, qui ont fui le mariage imposée par le nouveau tyran d’Egypte, sont tous joués par des hommes, tandis que les réfugiés de Jelinek ne sont interprétées que par un chœur de femmes. Seule cette distribution en miroir relie les deux pièces, sans vraiment nous aider à nous aider à réfléchir sur les questions morales, politiques et humaines inhérentes au droit à l’asile.

Schauspiel Leipzig, le 10 Décembre 2016

visuel : © Bettina Stöß

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