Théâtre
“HATE”, ou l’amour par le cheval selon Laetitia Dosch

“HATE”, ou l’amour par le cheval selon Laetitia Dosch

18 September 2018 | PAR Mathieu Dochtermann

Une comédienne, un cheval, 1h15 sur le plateau du théâtre Nanterre-Amandiers dans le cadre du Festival d’Automne jusqu’au 23 septembre, tel se présente HATE (soit “haine”, en anglais), spectacle hétérodoxe, à mi-chemin entre théâtre et performance. Monologue à deux voix qui bouillonne dans toutes les directions, porté par un humour trash et une volonté de déconstruire les relations de domination, il offre de sublimes images mais laisse finalement un peu sur sa faim.

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Of horse and man

“Tu sais, j’ai écrit ce spectacle parce que je voulais parler de maintenant, du chaos de maintenant, et que ça soit pas trop triste…” confie Laetitia Dosch au cheval Corazon, qui l’attendait immobile au milieu du plateau couvert de granulés couleur betterave. Face à face, la comédienne nue, juste ceinte d’une bande de tissu qui porte une épée en plastique et quelques carottes en réserve pour récompenser son compagnon, et le pur race espagnol venu de l’école ShanJu dans le Jura.

Ce qui se joue, au travers de l’éternelle question du rapport homme-animal, c’est le mode d’être au monde de cette drôle de bestiole d’humain, sur lequel Laetitia Dosch jette un regard sans concessions, sévère mais pas pour autant désespéré. Un être humain pour qui relation rime avec domination, dont elle montre la présence partout: dans les rapports avec les animaux ou avec les migrants, dans les rapports amoureux ou géopolitiques, tout serait révélateur de la volonté d’écraser. Et le spectacle de cheminer à la recherche d’une possible réponse à cette impulsion terrible, par des biais poétiques.

Une parole crue dans un écrin de velours

Poétique, d’ailleurs, qui ne rime pas ici avec mièvrerie. Car, de Laetitia Dosch, après Laetitia fait péter… et Un Album, on n’attend guère qu’elle prenne des gants. Creusant son propre chemin d’artiste, elle prend le contre-pied de tout ce que la société attendrait d’une jeune femme bien-comme-il-faut: sexualité librement exposée, humour noir-noir ravageur, vocabulaire fleuri, punchlines assassines et crues, la comédienne finit par tenter un rap où on ne compte plus les “je rentre chez moi et je me mets un doigt”.

Visuellement, on se régale. Corazon est magnifique, très économe de mouvements, se laisse admirer, servi par un plateau dépouillé et un fond de scène drapé dans une toile figurant un décor de Nature idéale, dans une veine très romantique. L’écriture de Laetitia Dosch est férocement drôle, et brosse en grinçant le portrait d’une trentenaire qui pourrait être elle-même – légèrement névrosée, avec ses ovocytes congelés en Espagne – et d’un monde qui ne tourne décidément pas rond si on le regarde en face – très belle séquence où la comédienne promène le cheval sur le plateau en lui contant sa traversée des camps de migrants de Calais. On arpente ici, comme dans beaucoup d’autres spectacles contemporains, les terrains de l’autofiction. Et pourtant, on reste sur sa faim.

A la recherche de l’étincelle

Au bout d’un moment, prenant du recul, on s’interroge, et on se demande à quel endroit ce spectacle trouve sa singularité.

On dira de la présence du cheval qu’elle est majestueuse, qu’elle introduit l’imprévu dans le spectacle, qu’elle induit un autre comportement dans la salle – c’est d’ailleurs relatif, on a constaté que certains spectateurs n’étaient pas affectés dans leur goujaterie coutumière -, qu’elle est poétique comme par essence. Cela est vrai, dans une certaine mesure. Mais on peut le dire de n’importe quel spectacle avec des animaux, et dans ce registre les Dromesko (exemple) ou Baro d’evel ont déployé beaucoup plus de poésie autour de leurs compagnons de jeu.

On dira que cette figure féminine, à la nudité et à la sexualité revendiquées, au verbe très libre, est émancipatrice. Mais on a parfois l’impression que le trait est gratuitement forcé, même si on reconnaît que c’est drôle. Surtout, les scènes accueillent déjà des femmes sublimes qui ont porté ce genre de personnages devant les publics – ce n’est sans doute pas une raison de s’arrêter de le faire, mais ce n’est pas révolutionnaire.

On dira que l’auteure dénonce avec courage le sort des migrants, la relation très biaisée des humains avec leurs animaux domestiques (“Les humains aiment les animaux en les haïssant.”), les rapports entre les genres, la domination dans son ensemble comme mécanisme fondamental des sociétés humaines. Mais, à bien y regarder, au-delà de quelques belles trouvailles poétiques, ce sont des inventaires qu’on nous présente, qui ne sont pas toujours rendus sensibles, qui ne sont pas toujours exploités, auxquels ne viennent pas s’accoler des réponses.

Un spectacle foisonnant et contrasté

Parfois, on est saisi par des fulgurances. Des tableaux renversants de beauté et de délicatesse. Des phrases incroyablement justes (“La façon dont tu détruis tout ce que tu aimes me blesse.”) ou drôles (“Elle est horrible, cette chanson, Laetitia!”, Corazon observe-t-il après le fameux rap).

Mais parfois aussi on décroche. Parce que parfois c’est un peu bavard. Parce que parfois la surexploitation du même registre d’humour grinçant délibérément trashouille lasse. Parce que l’artifice de faire parler le cheval par la voix déguisée de la comédienne ne marche pas si bien, parce que le cheval n’est pas une marionnette, et Laetitia Dosch pas une marionnettiste. Parce que l’anthropomorphisme a ses limites, et qu’on a beaucoup de mal à rentrer dans ces longues minutes où l’humaine déclare vouloir un “bébé” avec le cheval, et où ils s’emploient tous deux à inventer la manière de s’y prendre.

Un avis finalement mitigé, comme à contre-coeur

Reste un propos sous-jacent très juste, et des colères qui ont l’accent de terribles vérités (“Parce qu’on est vraiment dans la merde, là: on voit tout qui s’effondre à perte de vue, y’a des gens qui dorment à tous les coins de rue, dont certains ils ont quand même traversé le chaos de la guerre – on leur crache dessus!”), quand d’autres répliques tombent un peu plus platement. Un questionnement fondamentalement exact relativement à l’instinct de domination, qui a trouvé une de ses solutions, dans le cadre de la création du spectacle, par l’usage d’un renforcement positif plutôt que par des techniques de dressage du cheval, avec l’aide éclairée de Judith Zagury.

Après 65 minutes à utiliser le cheval pour faire passer ses messages, l’auteure ne pouvait que faire basculer le spectacle en dénonçant les conventions employées, le retournant comme un gant comme pour mettre sa propre pratique en abyme. Elle ne pouvait faire autrement, à ce stade, et l’artifice narratif ne surprend pas.

Alors oui, ce spectacle n’est pas dénué de magie, il foisonne d’idées, il offre des moments à l’éclat incomparable, il respire par moment l’authenticité, mais il laisse comme un goût d’inachevé, de pas assez, ou au contraire de trop dit.

Le spectacle dont on aurait aimé pouvoir dire qu’on l’a adoré, mais qui, une fois son énergie bouillonnante retirée, ne laisse pas assez prise pour qu’on puisse en retenir autre chose que de bons moments. Cela reste un essai dont le dessein est magnifique.

Jusqu’au 23 septembre au Théâtre Nanterre-Amandiers.

UN SPECTACLE DE Laetitia Dosch
AVEC LA PARTICIPATION DE Yuval Rozman
CO-MISE EN SCÈNE Yuval Rozman & Laetitia Dosch
AVEC Laetitia Dosch et Corazon
COLLABORATRICE CHORÉGRAPHIQUE ET COACH CHEVAL Judith Zagury / Shanju
SCÉNOGRAPHIE Philippe Quesne
D’APRÈS UNE PEINTURE DE Albert Bierstadt (Courtesy Fogg Art Museum)
LUMIÈRES David Perez
SON Jérémy Conne
COLLABORATEUR DRAMATURGIQUE Hervé Pons
COLLABORATEURS PONCTUELS Barbara Carlotti, Vincent Thomasset
ASSISTANTE À LA MISE EN SCÈNE Lisa Como

Visuels: (c) Dorothée Thebert Filliger

Infos pratiques

Odéon Théâtre de l’Europe
Les Gémeaux
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