Théâtre
FOUR CORNERS OF A SQUARE WITH ITS CENTER LOST: essai de théâtre lynchien

FOUR CORNERS OF A SQUARE WITH ITS CENTER LOST: essai de théâtre lynchien

01 February 2018 | PAR Mathieu Dochtermann

Le Cirque Electrique, parfois, accueille du théâtre : c’est ainsi qu’on retrouve sous son chapiteau et jusqu’au 11 février FOUR CORNERS OF A SQUARE WITH ITS CENTER LOST du Théâtre de la Suspension. Une pièce osée et expérimentale, à la scénographie brillamment taillée pour occuper le centre d’une piste circulaire, offerte de tous côtés aux spectateurs. Non linéaire, offrant de beaux moments, la pièce s’étiole cependant dans la longueur, avec un jeu inégal, et des propositions parfois géniales mais parfois aussi franchement foutraques. Intéressant, mais il faut y aller en étant près à être surpris, et à décrocher par moments.
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Au centre de la scène circulaire recouverte de moquette, entourée de sable noir, une table ronde et ses 5 convives. Avec des gestes mécaniques, chorégraphiés, répétitifs, ils font mine de manger leur soupe. 4 écrans tendus au-dessus des 4 gradins passent en boucle des plans de leurs visages, de leurs mains, de plats qui n’existent que pour la caméra. Le public s’installe à la périphérie de cette tablée, où le père barbu et ses enfants, deux fils et deux filles, sans un mot, dansent leur ballet de robots. Une fois le public installé, la vidéo mue, et lance le spectacle. Et le père s’écroule dans son assiette.

FOUR CORNERS OF A SQUARE WITH ITS CENTER LOST n’est pas une histoire linéaire, offerte avec découpage aristotélicien, carte du territoire traversé, personnages clairs, situations lisibles, dialogues constamment réalistes. Même si elle fait mine de l’être d’abord. A la faveur de noirs fréquents, généralement annoncés par des grésillements et le vacillement des lumières (coucou Monsieur Lynch), l’histoire change, s’égare, se met en boucle, ou déraille. Est-ce un multivers, sont-ce des flash-backs, un cauchemar, l’illustration allégorique de points de vue divergents ? Inutile d’espérer se voir offrir une explication, mais il est sûr que ce théâtre-là est symbolique et surréaliste. Certaines scènes sont fortes, émouvantes, dérangeantes. Ou tout simplement plastiquement réussies, comme ces tours de piste de la cadette promenée sur les genoux de son père décédé, dans son fauteuil roulant, seulement éclairée par la lumière blafarde qui tombe de sous un parapluie. Certaines autres sont plus dispensables, ou osent tellement loin qu’elles outrepassent la suspension critique du spectateur, qui part alors dans un grand éclat de rire alors qu’on lui donne plutôt à voir de l’hémoglobine. Qu’importe : c’est un théâtre qui ose, et qui mérite pour cela l’indulgence.

Tout de même, la proposition est malheureusement inégale.

Il faut d’abord le dire avec force : la scénographie et la mise en scène sont excellentes. L’espace est bien utilisé, les mouvements bien réglés, avec juste ce qu’il faut d’inventions pour venir perturber le jeu. Il y a des moments chorégraphiés. Il y a l’utilisation, génialement appropriée aux scènes correspondantes, d’une marionnettisation du corps du père par ses enfants. Le groupe qui joue la musique en direct est escamoté derrière un miroir sans tain qui peut s’ouvrir pour permettre aux comédiens d’accéder au micro. Les lumières sont très justement travaillées. La mise en scène se sort globalement très bien de la représentation à 360°. Peut-être peut-on juste mettre un bémol à une utilisation excessive d’effets spéciaux qui finissent par saturer l’attention comme la patience.

Le reste est cependant inégal. Si certains comédiens, comédiennes surtout, portent très bien leur personnage, ce n’est pas le cas pour tous, dans une pièce qui exige un jeu extrêmement précis et nuancé. Au contraire, il est trop souvent forcé, mais la direction d’acteur y est pour quelque chose, qui fait trop souvent finir les scènes sur des hurlements. La musique jouée en direct est très bien restituée au niveau instrumental – avec des choix aussi variés que Pig de NIN et Tous les cris les SOS de Balavoine, ou… Blue Velvet (coucou, Monsieur Lynch) –, mais le chant n’est souvent pas au niveau, à part pour Sarah Brannens, convaincante de bout en bout. La vidéo, d’abord intelligemment utilisée, au point de donner envie de la comparer à certaines scènes de Festen, est finalement reléguée au rôle de décor d’ambiance.

Surtout, le spectacle n’arrive pas toujours à être lisible, dans ses intentions, et il est trop complexe, et certains de ses personnages trop faibles (faux jumeaux, relation flirtant avec l’amour incestueux, déjà vu mille fois, quel intérêt ici?), pour ne pas s’étioler sur une aussi longue durée. Il y a, clairement, des ambitions lynchéennes dans cette écriture qui se joue du sens premier, qui multiplie progressivement les propositions inquiétantes et ouvre la voie au malaise, mais n’est pas Lynch qui veut, et si certaines propositions sont géniales, la fin de la pièce, notamment, qui met en scène un père gratuitement nu et des litres d’hémoglobines déversés sur son corps, ne convainc pas. Parfois, les dialogues s’envolent vers le lyrisme et font mouche ; parfois, faute de tenir le spectateur, ils rendent le spectacle bavard.

On a envie de conclure à un spectacle très ambitieux, qui réussit déjà brillamment certains tableaux, mais qui souffre de longueurs, encore, d’être parfois confus, aussi, au point que les comédiens eux-mêmes semblent s’y perdre. Bref, une œuvre qui pourrait être géniale, avec encore un peu de travail, mais qui est, en l’état, partiellement inaboutie.

Jusqu’au 11 février au Cirque Electrique, à la Porte des Lilas à Paris.


Texte et Mise en scène : Bertrand de Roffignac – Assistante à la mise en scène : Angèle Canu – Regard dramaturgique : Juliette de Beauchamp – Scénographie : Henri-Maria Leutner – Décoratrice vidéo : Alix Sulmont – Lumières : Grégoire Delafond – Vidéo : Alice Brygo – Maquillage : Ondine Marchal – Musique et Sound Design : Mørse, Axel Chemla-Romeu Santos, Jean Galmiche, Baptiste Thiébault – Avec : Léo Allard, Sarah Brannens, Jade Fortineau, Simon Rembado, Baptiste Drouillac, Yuriy Zavalnyouk, Guillaume Gendreau
Visuels: (c) Théâtre de la Suspension

Infos pratiques

La Scène Watteau
Musée d’Orsay
cirque electrique

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