Théâtre
« Dialogue d’exilés » de Bertolt Brecht au Lucernaire : une ivresse partagée

« Dialogue d’exilés » de Bertolt Brecht au Lucernaire : une ivresse partagée

08 February 2016 | PAR Simon Gerard

Choisir de mettre en scène un très beau texte assez peu connu du vieux maître Bertolt Brecht est une bonne chose ; le sublimer par une mise en scène drôle et touchante, c’est un vrai bonheur. Olivier Mellor et sa Compagnie du Berger y parviennent sans encombre avec une nonchalance étonnante et une humilité rassurante.

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La petite salle juchée au sommet du Lucernaire se prête parfaitement à l’ambiance informelle des Dialogues d’exilés. On se croirait dans l’arrière boutique d’un bar après sa fermeture : des fûts sont empilés un peu partout sur le plateau, un drap blanc est suspendu à la va-vite d’un côté de la scène, quelques papiers déchirés jonchent le sol… Et çà et là sont disposés des instruments de musique en attente de leurs propriétaires.

C’est dans ce lieu étroit et chaleureux que les deux exilés Kalle (Stephen Szekely) et Ziffer (Olivier Mellor), respectivement ouvrier et physicien, vont échanger sur la vie, la jeunesse, le capitalisme, l’amitié, l’alcool… Le tout dans un heureux mélange de dialogues et de chansons, de cris et chuchotements. Ils seront accompagnés à la guitare, au piano et à la contrebasse par trois gais lurons aux mimiques désopilantes (mention spéciale à Séverin «Toskano» Jeanniard, chef d’orchestre et contrebassiste totalement à côté de ses pompes). Toutes les conditions semblent donc réunies pour la création d’une utopie éphémère où l’on peut tout dire et tout faire, en chantant ou en dansant. En somme, la Compagnie du Berger respecte au mot près la définition que Bertolt Brecht donne du théâtre au début de son Petit Organon pour le théâtre : « des reproductions vivantes d’événements, rapportés ou inventés, qui opposent des hommes, et cela aux fins de divertissement. »

Le plaisir avec lequel la petite troupe s’anime sur scène tient pour beaucoup à la force du texteLa parole brechtienne est pleine de justesse et de subtilité. Chaque mot prononcé sur scène est, comme le dit Roland Barthes à propos du dramaturge allemand dans ses Écrits sur le théâtre, « saturé d’intelligence ». Éxilés, isolés, seuls à deux, les personnages peuvent dévoiler le fond de leur pensée sans s’attirer les foudres de toute autorité prétendument supérieure. Le premier moment du dialogue annonce toute la loufoquerie à venir : le duo fait un éloge ironique du passeport, ce trésor inestimable que l’homme garde en lui comme s’il en était le coffre-fort. Kalle et Ziffer n’ont plus peur des grands décideurs, bien au contraire : ils sont animés par un profond mépris et un grand esprit critique à leur égard. Dans leur bouche, le nom de Hitler ne passe pas, et est systématiquement remplacé par la formule « comment s’appelle-t-il déjà ? ».

Il est nécessaire en outre d’évoquer la mise en musique exemplaire qui accompagne le dialogue. De la ballade jazz au rock (presque hard!) en passant par les inévitables songs brechtiens, le petit orchestre s’amuse à partager des chansons et mélodies inconnues, oubliées, drôles ou mélancoliques. Mention spéciale à La Gamberge de Jean Yanne, ballade sur une jeunesse perdue, jouée et chantée avec la voix un peu fausse des deux exilés… Mais qu’importe, si elle témoigne de l’ivresse qui fait rayonner les acteurs et réchauffe le public ?

Visuel : © Ludo Leleu

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