Théâtre
Découverte de Ferdinand Bruckner et suspicions de criminalité à la Colline

Découverte de Ferdinand Bruckner et suspicions de criminalité à la Colline

12 February 2013 | PAR Christophe Candoni

Avec “Les Criminels” présenté à la Colline dans une mise en scène de Richard Brunel, on découvre l’œuvre forte et percutante d’un dramaturge de langue allemande méconnu en France, Ferdinand Bruckner, qui livre une observation intimiste de la société berlinoise en proie à la crise économique dans l’époque tourmentée de la République de Weimar.

L’auteur dramatique est aussi peu connu en France que son aîné et néanmoins contemporain Gerhart Hauptmann (découvert  également à la Colline avec « Les Rats » dans une mise en scène de Michael Thalheimer) avec qui il partage un talent d’observateur et d’analyste de la société dont il examine la réalité à la fois politique, sociologique, comportementale.  C’est ce qui fait de la pièce “Les Criminels” un modèle de « Zeitstück » traduit par Laurent Muhleisen « pièce actuelle », ou pièce « du présent » pourrait-on dire aussi. Ce que décrit Bruckner de l’entre-deux-guerres est osé et radical dans la mesure où il pose les questions, les tabous qui agitent son temps et finalement tous les temps. Ce qui en résulte et qui frappe net est la dureté de l’existence des êtres présentés, désœuvrés et touchants, dans la précarité, matérielle et intellectuelle, et le manque (d’amour, d’argent).

La microsociété scrutée et dépeinte dans “Les Criminels” est celle de gens aussi différents qu’une femme à la noblesse déchue qui s’est sacrifiée pour l’éducation de ses enfants, un serveur au chômage obsédé sexuel qui trompe sa légitime, une étudiante désargentée enceinte qui parce qu’elle ne pourra garder son enfant le porte pour sa logeuse, ou encore un jeune homosexuel aux tendances suicidaires qu’on fait chanter. Ils sont tous les locataires d’un immeuble berlinois. Plutôt qu’un décor vertical en découpe, c’est sur trois plateaux tournants conjointement que se dévoilent les différents lieux de la pièce, un choix astucieux pour passer d’un espace à l’autre et en donner à voir tous les interstices qui accentuent la proximité et la promiscuité dans lesquelles vit la communauté.

Dans les nombreuses histoires et les destins croisés que la pièce présente, il y a une dimension feuilletonesque qui captive. Ces tranches de vies, souvent difficiles, nous plongent dans un lot conséquent de secrets indivulgables, de scandales, de dissimulations, d’affaires de mœurs, de délit de vol, de crime. Tous sont des criminels aux yeux du monde mais de quel crime sont-ils les auteurs ? Celui d’être misérables, différents, de devoir transgresser pour s’émanciper, de lutter contre une supposée morale en soulevant l’interdit, celui d’être avant tout les victimes d’un quotidien qui les met à bout sans les épargner et des erreurs d’une justice arbitraire et aveugle qui les fait comparaître sans savoir départager les coupables des innocents.

Richard Brunel, directeur de la Comédie de Valence où a été créé le spectacle, dirige de manière convaincante une quinzaine de très bons acteurs dont Claude Duparfait, Cécile Bournay, Marie Kauffmann, Laurence Roy, Mathieu Genêt… La pièce écrite en 1928 paraît aujourd’hui stupéfiante d’audace car elle évoque sans détour ni discours moralisateur des thèmes aussi scandaleux que celui de l’homosexualité, amour interdit et inavouable à l’époque, ou de l’avortement. On ne retrouve pas nécessairement cette portée sulfureuse et la violente âpreté du propos dans le spectacle, limpide, efficace, pertinent mais monté de manière un peu trop élégante. Sans toute sa poisse, sa saleté glauque, sa terrifiante lucidité, la pièce trouve quand même un impact qui saisit et émeut, sans doute aussi parce qu’elle entre en résonance avec la crise que traverse notre monde déliquescent.

 

Photo © Jean-Louis Fernandez

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Christophe Candoni
Christophe est né le 10 mai 1986. Lors de ses études de lettres modernes pendant cinq ans à l’Université d’Amiens, il a validé deux mémoires sur le théâtre de Bernard-Marie Koltès et de Paul Claudel. Actuellement, Christophe Candoni s'apprête à présenter un nouveau master dans les études théâtrales à la Sorbonne Nouvelle (Paris III). Spectateur enthousiaste, curieux et critique, il s’intéresse particulièrement à la mise en scène contemporaine européenne (Warlikowski, Ostermeier…), au théâtre classique et contemporain, au jeu de l’acteur. Il a fait de la musique (pratique le violon) et du théâtre amateur. Ses goûts le portent vers la littérature, l’opéra, et l’Italie.

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