Théâtre
“Dans le Squelette de la Baleine” d’Eugenio Barba au Soleil : un théâtre pauvre d’une infinie générosité

“Dans le Squelette de la Baleine” d’Eugenio Barba au Soleil : un théâtre pauvre d’une infinie générosité

13 March 2016 | PAR Simon Gerard

Avec Dans le Squelette de la baleine, Eugenio Barba et l’Odin Teatret perpétuent la tradition grotowskienne d’un théâtre pauvre et dépouillé, tout en faisant preuve d’une incroyable générosité à l’égard de son spectateur. C’est une création brute, dure avec elle-même, mais formidablement douce et chaleureuse avec son public. On en sort littéralement rassasié, ivre et heureux.

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De belles retrouvailles, une grande mise en cène

Le Théâtre du Soleil dirigé par Ariane Mnouchkine et l’Odin Teatret dirigé par Eugenio Barba font partie de ces troupes aux allures de grandes familles. Elles possèdent toutes deux une grande maison ; elles respectent leurs propres traditions et agissent ou réagissent au monde selon des idéaux profondément ancrés dans leur histoire. Elles incarnent à elles seules cette phrase donnée par Orson Welles au journaliste qui l’interroge dans La Ricotta de Pier Paolo Pasolini : « Plus moderne que tous les modernes, je suis une force du Passé »

Leurs retrouvailles dans l’enceinte de la Cartoucherie en cette fin d’hiver s’annonce inoubliable, tant pour les deux troupes que pour ceux qui auront la chance d’en être les témoins. Dans le Squelette de la baleine est la première création représentée à l’occasion de cette résidence exceptionnelle. Partant d’une nouvelle de Kafka intitulée « Devant la loi », la troupe déploie un arsenal d’instruments de musique, de chants, de danses et d’attitudes corporelles dans l’optique non seulement de représenter un texte, mais de le matérialiser, et en faire l’offrande au public. En cela, Barba semble renouer avec l’essence du théâtre grec, ce theatron, « lieu d’où l’on voit » : un théâtre où le spectateur est central, et où n’existe que ce qui est vu.

Dans le Squelette de la baleine propose un dispositif scénique unique dont on s’étonne qu’il ne soit pas plus récurrent au théâtre tant il est idéal et agréable. La soixantaine de spectateurs se met littéralement à table, le long de deux immenses tables nappées de blanc, illuminées à la bougie et entre lesquelles s’étend le parquet qui servira d’espace scénique. Chaque spectateur a son propre verre. Une dizaine de bouteilles de vin, de généreuses miches de pain et des bols d’olives sont répartis le long des tables. Une fois le public installé, Eugenio Barba et une acolyte viennent remplir chaque verre, le sourire aux lèvres, comme heureux du moment de partage qui commence à naître. Le spectateur, bercé par le léger glougloutement du vin dans les verres de ses compagnons de route, entre en douceur dans la création de l’Odin Teatret.

Théâtre pauvre pour jeu riche

S’inscrivant ouvertement dans la lignée d’un « théâtre pauvre », tel qu’il a été pensé par Jerzy Grotowski (dont Barba était l’élève), les acteurs opèrent une grande économie de moyens scéniques tout en déployant une énergie incroyable dans les gestes les plus simples, les plus infimes qu’ils effectuent sur scène. L’attitude de leurs corps en scène est l’inverse de celle des corps au quotidien, où l’on vise un résultat optimum en faisant le moins possible. Ici, le moindre geste, le moindre mot, le moindre regard irradie la salle de sa force et de son sens. La disposition en bifrontal ne conduit à aucun déséquilibre de plateau : chaque acteur remplit la scène, et partage son jeu avec chaque spectateur.

A ce titre, Tage Larsen effectue un travail exceptionnel, en jouant un rôle assez ambigu et si beau : l’acteur de l’Odin Teatret passe la quasi-totalité du spectacle à exprimer le texte avec une planche de bois comme seul objet à sa disposition. Cette dernière se mue en cheval, en arme, en porte, en fleur, en femme, en chaise. Larsen est le narrateur muet de la pièce, isolé de sa troupe, tout en incarnant cette dernière à lui seul.

Le théâtre comme moment opportun

Une génération méchante et adultère demande un signe ;
Il ne lui sera donné d’autre signe que celui du prophète Jonas.

Ces derniers mots de la pièce, issus de l’Evangile de Matthieu (12,39), sonnent comme un avertissement aux générations présentes et à venir. Pourtant ce spectacle s’achève comme il a débuté, c’est à dire en douceur, et avec humilité. Point de salut pour la troupe, qui préfère venir trinquer à la table des spectateurs une fois que ceux-ci ont cessé d’applaudir. Ces choix simples mais si importants rendent d’autant plus flagrant l’écart entre cette forme de théâtre humain et généreux dont Mnouchkine et Barba sont peut-être les plus belles figures, et la grande masse froide et orgueilleuse que forme une bonne partie du théâtre contemporain.

Eugenio Barba et sa troupe semblent faire du théâtre ce que les Grecs appelaient kairos, ou « moment opportun ». Le pessimisme de certains mots et moments de la pièce semble résolu par le théâtre lui-même et la communion joyeuse en laquelle il consiste. Le théâtre est la lueur capable de contrer toute forme d’obscurantisme, à l’image de la Cartoucherie elle-même dont la chaleur contraste avec la masse noire du bois de Vincennes. Ou comme le dit si merveilleusement bien Georges Didi-Huberman dans Survivance des Lucioles : « Plongés dans la grande nuit coupable, les hommes font quelquefois irradier leurs désirs, leurs cris de joie, leurs rires, comme autant de lueurs d’innocence. »

Credits Photo : Mihaela Marin

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