Théâtre
Avec “Cardamone”, Daniel Danis traverse à nouveau des adolescences confrontées à la férocité du monde

Avec “Cardamone”, Daniel Danis traverse à nouveau des adolescences confrontées à la férocité du monde

19 May 2018 | PAR Mathieu Dochtermann

Pour quatre jours, du 16 au 19 mai, le théâtre Le Colombier (Bagnolet) accueille une nouvelle pièce de Daniel Danis, Cardamone, mise en scène par Véronique Bellegarde. Traversée de l’exil d’une jeune fille poussée par la vague de la guerre jusqu’à un possible refuge, c’est un récit qui dit une réalité âpre en la passant au kaléidoscope d’une langue très poétique. Une marionnette et deux comédiens pour incarner un texte qui leur tend quelques pièges. Quelque part en route, la qualité onirique se perd, mais le texte est suffisamment fort pour continuer de porter le spectacle.

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Daniel Danis est sans aucun doute un grand auteur de théâtre de langue française. Non seulement parce que le québecois est prolixe, mais parce qu’il s’est forgé un style et des images fortes et singulières, une manière de dire reconnaissable entre toutes. Il est régulièrement joué en France depuis que le Langue-à-langue des chiens de roche y a été représenté pour la première fois, de sorte qu’il est possible à tout spectateur curieux de découvrir ses œuvres.

Cardamone, qui est créée en ce mois de mai au Colombier (93), est née d’un processus d’écriture particulier, puisque le texte s’est élaboré à la faveur d’une collaboration avec la metteuse en scène Véronique Bellegarde : un dialogue s’est donc instauré entre la table et le plateau, qui a influencé l’écriture et la dramaturgie.

Ce récit de guerre et d’exil, qui est celui de la survie d’une jeune fille prénommée Cardamone, ne surprendra pas les habitués de Danis. La langue, qui est la plus insigne distinction de l’auteur, résonne avec ses accents habituels : riche, comme chargée du poids de la terre et des chagrins, mais parfois aussi légère qu’un nuage, faite de répétitions et d’images surprenantes, écartelée entre les métaphores les plus fluides et la cruauté des mots les plus précis pour confronter le réel. Elle fait entendre le beau au milieu des bombes, le doux au milieu des désespoir. Les protagonistes, comme souvent chez Danis, sont des adolescents et des enfants, qui font l’apprentissage de la vie et du bonheur, malgré la férocité du monde, qui se trouvent et s’accompagnent dans des solidarités qui naissent de la nécessité de vivre. Le texte est autant fait de dialogues que de récits, des adresses au public où les personnages décrivent les scènes et les actions. En toile de fond, les rugissements de la guerre, les bruits de bottes de ceux qui aiment chasser l’Autre devant leurs baillonnettes, dans une histoire archétypale qui ne permet aucune localisation : Cardamone qui fuit jusqu’à son île traverse autant le Liban que les Balkans, dans une topographie flottante qui permet à l’aventure d’être universelle. La glace, la rivière, l’arbre, le feu, la Guerre peuvent aussi bien prendre la parole dans cet univers habité.

Pour servir ce texte bouleversant mais pas toujours simple à faire entendre, deux comédiens au plateau, qui portent tous les personnages de la pièce. Julie Pilod est Cardamone, mais elle anime également la marionnette de la « P’tite Sans Nom » en plus de prêter sa voix à divers personnages secondaires. Julien Masson joue Curcuma, le clown de guerre, l’adolescent qui tendra la main à Cardamone et lui donnera en legs la légèreté nécessaire pour survivre aux bombes, mais également aussi quelques personnages secondaires. Ils se livrent alors à des numéros d’équilibristes, jusqu’à trois personnages se téléscopant parfois pour un seul corps d’acteur. La distinction se joue majoritairement dans la voix, mais la tâche est ardue et les comédiens ont parfois du mal à s’en dépêtrer. Souvent, on est renvoyé à l’impression que les comédiens récitent plutôt qu’ils n’incarnent : difficile de s’approprier cette langue torturée et hallucinée comme si elle sortait des tripes des personnages ! Et pourtant, c’est ainsi que les mots de Danis devraient se jouer… Autant Julie Pilod arrive à atteindre cette densité la plupart du temps, autant Julien Masson n’atteint pas la justesse qui est nécessaire à le rendre crédible.

La mise en scène table sur la sobriété, et s’appuie fortement sur deux rouleaux de papier disposés sur un portique au lointain, qui permettent de dévider des lais qui peuvent autant servir de support de projection que de toile à peindre. Déchiré, le papier peut aussi être utilisé à figurer des éléments ou des personnages : l’idée est bonne, mais elle n’est pas exploitée jusqu’au bout. Les projections constituent le seul élément qui, finalement, fait écho à la poésie du texte : des paysages d’abord monochromes qui se colorisent, comme dans les BD que Cardamone dessine, qui lui inspirent de belles métaphores dans certains de ses dialogues. Pour le reste, l’errance de cette jeune fille qui trimballe une petite orpheline et un bout de miroir souffre de ce que sa dimension onirique, symbolique, ne soit pas davantage manifestée. La musique électronique n’aide pas beaucoup, alors que les lumières sont assez nuancées et justes. On se dit que c’est dommage.

Enfin, il faut dire que l’incarnation sur scène de la « P’tite Sans Nom » par plusieurs marionnettes ne convainc pas totalement. On peut dire de la marionnette principale qu’elle est plastiquement réussie, et s’intègre très bien au reste de la pièce. Mais elle est peu manipulée et de façon assez frustre, et on a du mal à comprendre, au fond, son intérêt par rapport à l’enjeu de la représentation.

Au final, une histoire poignante servie par un talent d’écriture évident, qui ne résonne pas suffisamment dans ses multiples dimensions. Il y manque une interprétation puissamment incarnée propre à restituer la densité des personnages, et la poésie visuelle qui pourrait faire écho au texte. La mise en scène n’évite pas totalement le piège du pathos. Pas infréquentable, mais pas complètement abouti non plus.

Au Colombier (Bagnolet) jusqu’au 19 mai 2018.

De

Daniel Danis

Mise en scène

Véronique Bellegarde
Avec

Julie Pilod

Julien Masson

Philippe Thibault (musique)

Lumière

Philippe Sazerat

Paysage sonore

et composition musicale

Philippe Thibault

Création plastique

(poupées, masques, objets…)

Valérie Lesort

Photographie

(peinture à la lumière)

Michel Séméniako

Administration

Valentine Spindler

Presse

Isabelle Muraour / Zef

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Amelie Blaustein Niddam
C'est après avoir étudié le management interculturel à Sciences-Po Aix-en-Provence, et obtenu le titre de Docteur en Histoire, qu'Amélie s'est engagée au service du spectacle vivant contemporain d'abord comme chargée de diffusion puis aujourd'hui comme journaliste ( carte de presse 116715) et rédactrice en chef adjointe auprès de Toute La Culture. Son terrain de jeu est centré sur le théâtre, la danse et la performance. [email protected]

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