Théâtre
[Critique] «Déshonorée» au Rond-Point: l’Argentine de l’après Perón croquée par Alfredo Arias

[Critique] «Déshonorée» au Rond-Point: l’Argentine de l’après Perón croquée par Alfredo Arias

06 June 2016 | PAR Araso

Créé au Centre culturel San Martin à Buenos Aires en avril 2015, le spectacle a fait l’objet de standing ovations tous les soirs en Argentine. «Déshonorée» relate le jugement d’épuration de l’actrice Fanny Navarro, immense vedette de la télévision et du cinéma argentin sous la présidence de Perón, passée en commission après la chute du régime pour son soutien politique aux deux leaders déchus. La dictature militaire nouvellement au pouvoir passe au peigne fin ses liens étroits avec Evita et sa relation amoureuse avec Juan Duarte, le frère aîné d’Eva Perón. L’occasion de mieux comprendre l’une des pages les plus noires de l’histoire de l’Argentine par l’émotion, sur fond de fanatisme, de vengeance et d’humiliation. 

[rating=3.5]

Le dramaturge et metteur en scène Alfredo Arias franco-argentin est un habitué du Rond-Point depuis 2005 et «Le Palais de la Reine» de Chantal Thomas. Il y revient cette année encore avec l’adaptation française d’un texte de Gonzalo Demaría, réalisée avec son complice de longue date René de Ceccatty. Alfredo Arias retrouve un de ses sujets de prédilection qu’il a déjà abordé à plusieurs reprises -on lui doit notamment la mise en scène du texte «Eva Perón» de Copi. On sent chez le metteur en scène âgé de 72 ans, fils d’ouvrier et ancien des jeunesse Perónistes, un profond attachement à Buenos Aires et la blessure laissée par les années de dictature militaire.

«Même dans mon sommeil je suis maquillée. Impossible de me démasquer.» dit Alejandra Radano alias Fanny Navarro à son interrogateur comme une Gloria Swanson articule «Je suis prête pour mon gros plan, Monsieur De Mille» dans Boulevard du Crépuscule. Même dignité, même port de reine, même folie au bord du précipice, la même intensité dramatique. Alejandra Radano joue à la perfection ce charme suranné des vedettes des années 1950. Toute vêtue d’un noir qui laisse apparaitre très peu de peau, perchée sur des talons vertigineux, elle entortille un mouchoir du bout de ses longs doigts que terminent des ongles carmin. Très maquillée, l’oeil dégoulinant, elle incarne la grâce, la fierté et une certaine aristocratie qui reste altière dans les larmes. On l’imagine très bien avec les grands de son monde. Face à elle, la figure imbuvable de l’interrogateur pervers, joué à la perfection par un Marcos Montes aussi terrifiant que le lui permet son rôle. On l’imagine très bien, adolescent pré-pubère, bandant en cours de biologie tandis qu’il dissèque des grenouilles. Il est devenu militaire et se plaît à jouer les tortionnaires sous le nom de Capitaine Gandhi. Serpent visqueux, il s’insinue dans les moindres interstices des murs et jusque dans les draps de sa victime. Sur le plateau sombre, seule une immense table grise, mortuaire, trône: on y dîne, on s’y cache, on y expose les mourants.

On peut s’interroger sur l’opportunité de jouer en français: de langue maternelle espagnole, les acteurs, bien que stupéfiants dans leur maîtrise du texte, perdent beaucoup en fluidité. Ils ont du mal à se détacher du texte, cela transparaît dans leur jeu et donne des finales souvent fausses. Les chants a cappella, sublimés par l’émotion, sont embourbés dans une musique superflue aux accents kitsch. Malgré tout, Alejandra Radano est stupéfiante dans son rôle de diva déchue, amante délaissée, endeuillée, amie abandonnée, militante engagée lâchée par son parti. De parti, Alfredo Arias n’en prend pas, privilège des esprits éclairés. De ses projecteurs crus, il scrute les failles de la femme bafouée comme les névroses du commissaire psychopathe. Sur fond de Revolución libertadora et d’épuration politique, avec un décor nu et deux interprètes brillants, il parvient à dresser un portrait vivace de Buenos Aires et d’une certaine Argentine, avec ses démons et ses espoirs: un tableau magnifiquement croqué de l’intérieur par un dramaturge d’une grande sensibilité.

Au théâtre du Rond-Point jusqu’au 19 juin, et il reste des places.

Illustration © Stéphane Trapier

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