Théâtre

Criminal Housewife

04 May 2009 | PAR Yaël Hirsch

Le théâtre de la Madeleine présente une version bouleversante de « L’Amante Anglaise » (1968). Les mots de Marguerite Duras et le jeu puissant des acteurs- dont l’extraordinaire Lumila Mikaël- portent le fait divers vers les tréfonds de l’âme humaine. A voir d’urgence.

amante anglaise A l’origine de la pièce de Marguerite Duras, il y a- comme souvent dans le bon théâtre psychologique français du XXe siècle- un fait divers. Marguerite Duras résume le crime au début de la pièce :
« Le 8 avril 1949 on découvre en France, dans un wagon de marchandises, un morceau de corps humain. Dans les jours qui suivent, en France et ailleurs, dans d’autres trains de marchandises, on continue à découvrir d’autres morceaux de ce même corps. Puis ça s’arrête. Une seule chose manque : la tête. On ne la retrouvera jamais… Dès qu’elle se trouve en face de la police, Claire Lannes avoue son crime… mais n’a jamais réussi à donner d’explications … ».

« L’amante Anglaise » est la troisième des quatre compositions de Duras autour de ce crime. A la fois banal (tout se passe à Viorne, dans une banlieue pavillonnaire de l’Après-guerre, dans un ménage classique où la femme reste au foyer et où il n’y a plus d’amour) et horrifiant (le meurtre et le dépeçage d’une vieille femme sourde et muette par sa propre cousine a de quoi interpeler), l’histoire inventée autour de la criminelle permet à Duras d’en dire long sur la solitude, l’ennui et la folie d’une femme toute simple qui ne vit plus vraiment, après avoir tiré un trait sur son passé amoureux à Carcassonne d’où elle vient. Le présent n’est pour Claire que désespérance, moments de paix volés dans son jardinet, sur un banc en ciment aussi fermé que ses lèvres. On l’écoute si peu, que comme Lol V. Stein, Claire a été ravie à elle-même. Elle ne pense même plus pouvoir avoir des désirs ou des préférences. Juste de longs rêves -nocturnes de meurtre et éveillés où les objets se mettent à parler à la femme au foyer mystique. Et le futur n’offre pas d’autre perspective qu’un dîner quotidien où il lui faudra ingurgiter avec dégoût encore un plat de viande en sauce.

Il n’y a pas d’explication au crime de la femme qui aime regarder pousser « la menthe en glaise » dans son jardin, pas plus qu’il n’y a de chute à la pièce, puisque la tête de la victime ne sera jamais retrouvée. La seule piste est la folie qui s’exprime au deuxième acte, par la bouche de Claire, après que son mari a décrit en long en large et en travers son incompréhension teintée d’indifférence. Le texte tourne en siphon autour de cette folie, avec la précision implacable d’un rapport clinique que des métaphores matérielles et quotidiennes viennent encore plomber. Et pourtant, une fenêtre s’ouvre dans le petit pavillon sur l’irrésignation absolue de l’âme humaine…

La mise en scène sobre de Marie-Louise Bischofberger (une table, deux chaises, trois personnages habillés comme vous et moi au jour d’aujourd’hui à l’avant-scène) a peu à gagner des vidéos de trains. Certes, les vidéos sont rares dans les théâtres privés parisiens, et certes les trains donnent à penser sur l’ « Espèce humaine » et la « banalité du mal ». Mais là n’est pas l’important. Le principal se déroule dans le jeu époustouflant des comédiens.

En mari limité, dépassé par les évènements et encore un peu fasciné par sa femme, Ariel Garcia-Valdès (que l’on avait vu aux côtés d’Isabelle Huppert dans la mise en scène par Bob Wilson de « Quartett », d’Heiner Müller à l’Odéon en 2005) est parfaitement gris. Il porte avec aisance la médiocrité sans limites d’un homme qui reste avec une femme un peu folle et qu’il n’aime plus, après avoir refusé de voir, pendant les longues années où son désir fonctionnait encore, qu’elle ne l’a jamais aimé.

L’entrée en scène de Ludmila Mikaël au deuxième et dernier acte est une apparition extraordinaire. La séductrice du « Cœur des hommes » fait son entrée livide, sans maquillage et sans charisme, pour monter doucement en puissance dans la non-explication de sa folie et dire – au moins une fois- quelque chose d’elle, de ses rêves et ses désirs, à l’homme qui lui prête enfin une oreille attentive : l’enquêteur. La retombée dans le silence, faute d’écoute poursuivie est une catastrophe muette, banale, terrible. Chaque mot, chaque geste est retenu, maîtrisé et offert à un public qui retient son souffle pour se laisser pénétrer du texte de Duras. Retrouvant la voix juste de la fin des années quarante, sans outrer le trait, ramenant à la vie la grandeur passée de la Comédie française dont elle a été sociétaire, en fouillant dans son petit sac aussi terne que sa jupe et ses cheveux pauvrement relevés, Ludmila Mikaël sait exactement comment demander trop et trop peu. C’est une voix de femme qui s’élève pour dire enfin sa douleur sans teint, et retombe, comme elle est venue dans un mutisme imposé.

La pièce bourgeoise devient grâce à elle un théâtre de la cruauté. Une expérience si rare où l’on comprend sans pourquois, ni comments, et qui laisse anéanti de gratitude.

« L’amante Anglaise », de Marguerite Duras, mise en scène de Marie-Louise Bischofberger, avec Ludmila Mikaël, et André Wilms, mar-sam, 20h30, dim, 15h, Théâtre de la Madeleine, 19, rue de Surène,Paris 8e, M° Madeleine, de 20 à 30 €, et 10€ (- de 26 ans mar-jeu).

Yaël Hirsch

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Yaël Hirsch
Co-responsable de la rédaction, Yaël est journaliste (carte de presse n° 116976), docteure en sciences-politiques, chargée de cours à Sciences-Po Paris dont elle est diplômée et titulaire d’un DEA en littérature comparée à la Sorbonne. Elle écrit dans toutes les rubriques, avec un fort accent sur les livres et les expositions. Contact : [email protected]

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