Théâtre
“Anywhere”, l’autre histoire de glace et de feu [Biennale des Arts de la Marionnette]

“Anywhere”, l’autre histoire de glace et de feu [Biennale des Arts de la Marionnette]

24 May 2017 | PAR Mathieu Dochtermann

La BIAM se poursuit et le Mouffetard a eu la très bonne idée de programmer Anywhere, spectacle magnifique du Théâtre de l’Entrouvert d’Elise Vigneron. Résolument contemplative et poétique, cette proposition d’une radicale singularité tire sa force du jeu constant sur des éléments contraires, gravitant autour d’une marionnette de glace et d’une manipulatrice-actrice qui fait corps avec l’inanimé comme on le voit peu souvent. Manipulation impeccable, perfection esthétique, parcimonie du discours, l’Oedipe sur la route de Bauchau a inspiré là un spectacle qui confine au sublime.

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Pour apprécier Anywhere, spectacle ciselé et envoûtant dû aux recherches d’Elise Vigneron sur la matière, il faut d’abord se départir de deux préconceptions que l’on pourrait en avoir. On pourrait d’abord se laisser enfermer par le poids des références, et, captif de la force d’attraction du mythe d’Oedipe, vouloir à toute force le retrouver ici. Ou, lecteur d’Henri Bauchau, dont le magnifique Oedipe sur la route a inspiré ce spectacle, espérer en retrouver la trame. Or, c’est à une relecture totale, personnelle et élémentale, plastique et sensible, que nous convie le Théâtre de l’Entrouvert: de telles attentes seraient donc déçues.

A condition de se laisser aller à la proposition telle qu’elle est faite, et aux résonances toutes particulières qu’Elise Vigneron est allée chercher dans le matériau mythique, c’est un voyage bouleversant autant que délicat, onirique autant que radicalement brut, qui attend le spectateur. Amateur de réalisme, passe ton chemin! Tout ici est de l’ordre du symbole et de la poésie, tout est bruit et matière, autour des deux corps, si différents et si complémentaires, d’Oedipe et d’Antigone. Non que les mots n’aient pas ici droit de cité, mais ils sont employés avec parcimonie, pour les réinvestir de la force que leur ôterait le bavardage.

La parole, d’ailleurs, est souvent une parole écrite: ce sont des lettres, lettres d’encre qui coulent comme du sang sur la glace, lettres de feu qui s’inscrivent au-dessus de la scène, qui distillent des bribes de la poésie incandescente de Bauchau. Tel ce prélude, elliptique, calligraphié en silence par une silhouette encapuchonnée, qui cueille le spectateur après les deux minutes initiales de noir, percé seulement par les bruits de l’eau qui goutte, quelque part:

“Les blessures des yeux d’Œdipe, qui ont saigné si longtemps, se cicatrisent. On ne voit plus couler sur ses joues ces larmes noires qui inspirent de l’effroi comme si elles provenaient de votre propre sang.”

Les sons ont pourtant une immense importance, dans ce spectacle dominé par l’eau dans tous ses états physiques: bruit des gouttes qui tombent quand la glace fond, bruit du métal porté au rouge qui siffle au contact de l’eau, bruit des plaques d’ardoise sur lesquelles marche l’actrice-manipulatrice. Si les quatre éléments alchimiques forment le squelette de la proposition, dans une mise en scène dépouillée pour mieux concentrer l’attention sur le rituel chorégraphié qui occupe le centre du plateau, c’est l’eau qui domine: eau liquide, qui jaillit ou goutte, et se mêle aux encres comme une sorte de sang noir qui la souille autant qu’elle la fertilise; eau solide, corps éphémère de la marionnette de glace, de cet Oedipe fragile mais immortel hérité de Bauchau; eau vaporisée, qui enlace les deux corps, humaine et marionnette, en une brume qui est celle du mythe, de l’ailleurs, du transport hors du temps, du décentrage.

Au centre de tout, Oedipe, la marionnette de glace, et Antigone, sa fille autant que sa manipulatrice, en un couple touchant, qui, dans une lente chorégraphie, tisse sous nos yeux une relation complexe et troublante. Antigone ruisselante, Antigone perdue, Antigone captive du cercle où évolue Oedipe sur la scène, qui recueille la marionnette avec d’infinies précautions, à mesure qu’elle lui échappe, qu’elle glisse et fond entre ses mains. Quelque chose d’incroyablement beau et émouvant, un commentaire sur les relations humaines autant qu’une mise en abîme de la relation entre marionnette et facteur-manipulateur.

La technique des marionnettes de glace n’est pas nouvelle: celles utilisées par Emilie Valantin dans Un Cid, qui a marqué la mémoire de ceux qui l’ont vu à Avignon, en sont un exemple. Mais ce n’est pas parce que le procédé n’est pas nouveau qu’il n’est pas ici utilisé avec force et pertinence. Le dépouillement de ce spectacle, sa mise en lumière et en sons extrêmement soignée, en font presque une performance; mais la virtuosité de l’animation de l’unique marionnette, qui requiert la coopération de deux marionnettistes, et le jeu fort et délicat d’Elise Vigneron, ancrent indubitablement cette œuvre dans le spectacle vivant.

Un rêve sombre et puissant qui puise aux sources des mythes pour mieux plonger en nous. Une errance surréaliste circonscrite à un cercle de pierres. Un fragment de sombre beauté, éminemment original mais capable de parler à des publics variés, pourvus qu’ils soient ouverts à la proposition, au lâcher-prise et à la patience qu’il exige d’eux.

Anywhere sera présenté en septembre à Charleville-Mézière, à l’occasion du Festival Mondial des théâtres de Marionettes.

 

Extraits d’Œdipe sur la route d’Henry Bauchau – Éditions Actes Sud
Conception, scénographie : Élise Vigneron
Mise en scène et interprétation : Élise Vigneron, Hélène Barreau
Dramaturgie : Benoît Vreux
Regard extérieur : Uta Gebert
Travail sur le mouvement : Eleonora Gimenez
Création lumière et construction : Cyril Monteil
Régie générale : Thibaut Boislève
Régie Plateau : Corentin Abeille
Construction marionnette : Hélène Barreau
Fluides : Messaoud Fehrat, Benoi?t Fincker
Recherche technique : Boualeme Bengueddach
Bande Son : Pascal Charrier (guitare), Robin Fincker (saxophone), Sylvain Darrifourcq (batterie), Julien Tamisier (claviers), Franck Lamiot (sonorisateur)

Visuels: (C) Vincent Beau

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Mathieu Dochtermann
Passionné de spectacle vivant, sous toutes ses formes, des théâtres de marionnettes en particulier, du cirque et des arts de la rue également, et du théâtre de comédiens encore, malgré tout. Pratique le clown, un peu, le conte, encore plus, le théâtre, toujours, le rire, souvent. Critère central d'un bon spectacle: celui qui émeut, qui touche la chose sensible au fond de la poitrine. Le reste, c'est du bavardage. Facebook: https://www.facebook.com/matdochtermann

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