Théâtre
Adapter “Démons” de Lars Norén, et finir avec un manoir hanté de fête foraine

Adapter “Démons” de Lars Norén, et finir avec un manoir hanté de fête foraine

01 October 2017 | PAR Mathieu Dochtermann

Si l’on choisit de consacrer son samedi soir à aller voir Démons, de Lars Norén, c’est que l’on est d’humeur à rechercher des sensations fortes, une grande secousse qui nous remettra face à nous-même. Malheureusement, ce n’est pas au Monfort Théâtre que l’on va la ressentir. Bâtie sur une excellente idée, la reconstruction de la pièce ne fonctionne finalement qu’à un petit pourcentage de son potentiel. Les comédiens se débattent pour porter un texte éviscéré de l’essentiel de son fiel, se lancent dans des improvisations qui tiennent de la causerie, malmènent gentiment le public. La mise en scène peine à sublimer le concept initial pour en faire quelque chose de grand. Ressortir de Démons à peine diverti, quand on s’attendait traverser un Styx déchaîné, c’est un tantinet décevant.

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Démons, du génial Lars Norén, malheureusement pas assez connu sous nos latitudes, c’est prendre un risque, tant il est vrai que l’esprit du public est déjà marqué de formidables références en la matière, ne serait-ce que les géniales mises en scène de Marcial Di Fonzo Bo, en 2015, à la fois sur pellicule et sur les planches, portées par une Marina Foïs bouleversante et un Romain Duris méphistophélien.

Démons, cette pièce vénéneuse, qui plonge ses griffes au plus profond des mécanismes les plus pervers des relations humaines, avec en tout premier plan la relation de couple : comment toute histoire d’amour est vouée à se consumer en une lassitude de l’autre qui confine à la haine mais qui se mue quand même en addiction, comment la souffrance revient à faire des humains des monstres d’égoïsme qui objectifient les autres dans leur lutte pour se maintenir eux-mêmes dans le mensonge de ce qu’il veulent être, pour ne pas avoir à faire face à ce qu’ils sont devenus. L’humour noir n’est pas absent, mais c’est une pièce profondément dérangeante, qui n’est pas conçue pour faire sourire ni pour alléger la conscience.

Et pourtant, elle fonctionne. En tant qu’elle apporte un semblant de catharsis.

Et pourtant, il se trouve un public pour l’aimer, cette pièce dérangeante.

Néanmoins, ce n’est qu’à la condition que l’on plonge profondément, à se perde, dans la fange des déchirements les plus violents que les relations humaines puissent produire, que peut venir, en réaction, cette fameuse catharsis. Comme une douche froide qui nous tire de notre torpeur et nous rend à nos sensations, et donc à notre plaisir de nous sentir être vivants.

Seulement, en l’occurrence, on ne nous sert malheureusement qu’un saut d’eau tiédasse, et encore ne le prenons-nous que sur le gros orteil, sans doute pour ne pas trop nous déranger. On va voir Démons pour exorciser ses propres blessures en se faisant retourner les tripes, en voyant des personnages se débattre sur scène empêtrés dans leurs contradictions et racler le fond à notre place : cela ne tolère pas la demie mesure. Ou le résultat tombe à plat. Et, en l’occurrence, si l’on entre effectivement dans ce donjon avec l’intention de prendre un bon coup de fouet, on risque d’être fort déçu quand la maîtresse de cérémonie n’administrera pas mieux qu’une chatouille sur la plante des pieds, et encore du bout de la plume.

De la pièce telle que réécrite et mise en scène par Lorraine de Sagazan, on retiendra l’intention, très intelligente, mais on oubliera vite le reste. En pénétrant dans l’espace de jeu, avec ses gradins en bifrontal, on se doute d’emblée que la proximité entre l’action et les spectateurs sera l’élément clé du spectacle. De fait, on ne s’y trompe pas, mais l’on se doute peu du point auquel c’est vrai : le couple de gentils voisins convié par le couple dysfonctionnel dans la pièce d’origine, est ici remplacé par le public tout entier, qui joue donc le rôle d’un voisinage nombreux, qui sera réifié et manipulé dans le duel impitoyable entre les époux maudits, comme Jenna et Tomas le sont dans la pièce lorsqu’elle est jouée à quatre. Cette implication du public est une tentative de lui faire vivre, intimement, cet aspect du texte qu’est la manipulation perverse par deux personnages qui usent des autres comme d’armes pour s’atteindre l’un l’autre. Cela relègue les dynamiques internes tragiques du couple Frank-Katarina au second plan, mais c’est un parti-pris qui reste intéressant.

Néanmoins, cela tombe à plat. Ce n’est pas faute pour les deux comédiens de se donner, visiblement. Antonin Meyer Esquerré est délicieusement détestable, dans ses poses de dandy, mais s’il est rendu antipathique ce n’est finalement que par son maniérisme excessif. Lucrèce Carmignac arrive à être pathétique, par moments, mais jamais tragique, et on ne croit jamais à la profondeur de son amour névrosé, faute de lui donner la place pour l’installer. Il faut dire, à la décharge des comédiens, que ce qu’il reste du texte est trop faible pour porter leur dynamique de couple, et que leurs (excellentes) improvisations avec le public les vident de toute l’énergie rageuse dont ils auraient besoin – sans doute ne peuvent-ils à la fois être bienveillants vis-à-vis de leurs partenaires de jeu involontaires, et rester en même temps chargés du venin dont la pièce requière qu’ils le vomissent à chaque parole et à chaque regard. Quand les comédiens sortent de scène, on a de la sympathie pour leurs personnages blessés par leur trop méchante vie : c’est le signe qu’on passe complètement à côté de la cible.

La mise en scène, mis à part l’excellente idée de départ, et la petite astuce utilisée pour exacerber le malaise dans la relation au public (on salue d’ailleurs bien bas ceux qui en sont responsables, et qui s’en sortent admirablement), n’aide pas les pauvres interprètes : les chansons sont mal choisies et ne cadrent pas du tout avec l’image donnée des personnages, les lumières sont essentiellement fixes et les brûlent en permanence, les entrées-sorties sont caricaturalement orchestrées…

On ne peut pas dire qu’on passe un mauvais moment. Mais face à un texte de ce calibre, on se doit offrir plus qu’un agréable divertissement.

Au vu de la part d’improvisation requise des comédiens, et l’importance des réactions de la salle, il est possible que nous ayons assisté à la pièce « un mauvais jour » : ceux qui veulent s’assurer du bien-fondé de nos critiques peuvent la voir jusqu’au 14 octobre au Monfort.

librement inspiré de la pièce de Lars Norén
traduction Louis Charles Sirjacq et Per Nygren
© L’Arche Editeur
adaptation, conception et mise en scène Lorraine de Sagazan
avec Lucrèce Carmignac, Antonin Meyer Esquerré
lumières Claire Gondrexon
scénographie Céline Demars
régie Thibault Marfisi
production, diffusion Juliette Medelli (Copilote)
Visuels : © Pauline Le Goff

Infos pratiques

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