Théâtre
[BERLIN/LEIPZIG] 89/90 : Au Theatertreffen, Claudia Bauer expose la violence sourde de la « Révolution pacifique » allemande

[BERLIN/LEIPZIG] 89/90 : Au Theatertreffen, Claudia Bauer expose la violence sourde de la « Révolution pacifique » allemande

15 May 2017 | PAR Samuel Petit

La metteure en scène, résidente du Schauspiel Leipzig, s’attaque au mythe de la Réunification avec son adaptation du roman autobiographique de Peter Richter. Que se cache-t-il derrière le fait que Pegida et l’extrême-droite en général reprennent les codes et les solgans (« Wir sind ein Volk ») des manifestations de 1989 ? 89/90 réussit à apporter sinon des réponses, du moins des éléments de réflexion, sans tomber dans le pathos et la condescendance.

 

 

De l’aveu même de Thomas Oberender et de Yvonne Büdenholzer, respectivement intendant des Berliner Festspiele et directrice du Theatertreffen, la sélection 2017 des 10 mises en scène les plus marquantes et innovantes de l’année se place sous le signe du Zeitenwende, du « changement d’époque ». L’expression die Wende, le changement, est utilisée dans la vie de tous les jours pour désigner ce vent de révolte à la fin des années 80 qui a eu raison du Mur de Berlin et du processus de réunification achevé quelque onze mois plus tard. Alors même que, au regard du nombre de publications et d’œuvres traitant de la période, tout peut sembler avoir été dit, le roman autobiographique 89/90 de Peter Richter, né à Dresde en 1973, ouvre de nouvelles perspectives, notamment en s’attaquant au mythe de la « révolution pacifique » (die friedliche Revolution) dont s’enorgueillit volontiers la doxa allemande.

89/90 est un autoportrait est-allemand rétrospectif sur les événements qui ont constitué une « révolution est-allemande » d’une très grande violence symbolique. La perspective du roman autobiographique donne à voir cette révolution du point de vue d’une bande d’adolescents ancrée dans une société dictatoriale et pris dans l’engrenage d’une révolution. Claudia Bauer transpose le roman sur scène avec une très grande habileté narrative. Retransmis en direct sur un écran intégré avec discrétion au décor en bois plaqué et laissant voir par transparence les acteurs filmés, le narrateur et son meilleur ami se remémorent leur adolescence. Sont joués sur le plateau face public les cours de chorale (et de propagande) aux jeunesses communistes, ainsi que les soirées au Freibad, piscine à ciel ouvert, où les ados se retrouvent librement pour draguer ou monter des groupes de rock. Le processus narratif repose ainsi sur des allers-retours entre ces différents univers, ce qui permet de faire la chronique de ce monde en mouvement vers son effondrement : y est représentée la vie des ados dans les lieux majeurs de leur socialisation et de leur quotidien en prise avec les fractures géopolitiques successives que subit le monde communiste (la répression sur Tienanmen, l’ouverture de la frontière entre la Hongrie et l’Autriche, les nombreuses émeutes et surtout celles en marge des célébrations pour le 40ème anniversaire du régime) jusqu’à l’absorption de l’Allemagne de l’Est par la République fédérale.

C’est avec tendresse et amertume que la vie en Allemagne de l’Est y est décrite. L’antifascisme viscéral que le Parti veut transmettre est naturellement louable, mais au prix de l’écrasement de toute voix dissonante : le pays s’est construit en contrepied du nazisme, sur le mythe d’un communisme triomphant et qui tourne de son propre fait au ridicule quand par exemple, pour diriger la chorale, on donne le tempo en disant « gauche, deux, trois, quatre ». La satire est poussée jusqu’au bout lorsque les paroles des chansons de propagande de la chorale se mélangent avec celles de groupes punk underground est-allemands, ancêtres de Rammstein. La première partie de la pièce s’achève sur les ados en masque de Burratino au Freibad, lieux des fantasmes regardant un écran géant sur lequel défile à tout va des images originales inspirées de l’univers pop et commercial : c’est la Chute du Mur.

Ce qui suivit le 9 Novembre 1989 fût, pour ces adolescents comme pour toute la société est-allemande, de longs mois d’anarchie. L’Ouest, dont la richesse était l’objet de fantasme, devient une réalité palpable mais décevante tant les codes échappent aux jeunes gens de l’est : en un rien de temps on dilapide ou on se fait dépouiller « l’argent de bienvenue », 100 Deutschmarks que l’Etat ouest-allemand offrait à chaque citoyen de l’est. Ces mois de l’été 1990 se caractérisent aussi par la chasse aux sorcières du peuple contre les officiers du Politbüro et de la Stasi, par la chute de tabous et la radicalisation d’une partie de la jeunesse : certains deviennent des néo-nazis, d’autres des trotskistes révolutionnaires prônant l’action violente.

La seconde partie du spectacle a pour ambition de décrire ce furieux bouillonnement d’une société en pleine implosion, et pour cela elle reprend tout simplement les mêmes schémas que la première, en les accélérant, en les tordant et les parodiant : la chorale des jeunesses communistes ne chantent plus que les mots « liberté, niquer, baffrer et regarder la télé », « prospérité » et autres hymnes à Gorbatchov ; la professeure de catéchisme socialiste arbore désormais une batte de baseball et prône le consensus dans une version actualisée de sa propagande, au fond « être normal », c’est « être ni de droite, ni de gauche »… Cet état d’anarchie, jouissif et violent, ne peut durer tant il épuise. Si l’horizon souhaitée de cette révolution prend toujours dans la bouche des protagonistes le nom de Liberté et jamais de Réunification, c’est pourtant cette dernière qui, comme une force inéluctable au-dessus d’eux ou comme l’ange de la mort dans la nuit du 2 au 3 Octobre 1990, emporte définitivement leur mère patrie sans vraiment les conduire dans le nouveau monde.

Alors que depuis 25 ans l’Est s’est tristement distingué comme terre d’élection des nouvelles extrême-droites, en nommant cette création du Schauspiel Leipzig – justement une ville majeure s’il en faut de l’Est allemand -, le jury du Theatertreffen a souhaité, plus encore qu’à un grand jeu d’acteurs ou de direction, donné une visibilité à un discours novateur, narré avec soin et talent, sur cette période cruciale de notre histoire contemporaine et par là même constitutive de notre temps politique présent.

 

Photos © Rolf Arnold

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Samuel Petit

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