Performance
Phia Ménard sculpte les transformations du « Vortex » avec une habileté divine

Phia Ménard sculpte les transformations du « Vortex » avec une habileté divine

19 March 2018 | PAR Mathieu Dochtermann

Vu cette semaine à la MC93 Boigny, le spectacle Vortex de Phia Ménard – Cie Non Nova est donné comme une « installation performance », belle, émouvante, philosophique même. L’autrice-interprète crée des formes en s’appuyant sur le vent, tantôt marionnettiste-démiurge inquiétante, tantôt créature en pleine mue. Elle accouche, tableau après tableau, d’oeuvres plastiques éphémères et fragiles, saisissantes de beauté, autant qu’elle accouche d’elle-même. Raffinement d’intelligence et de sensibilité, c’est un travail bouleversant qu’il ne faut pas bouder.

[rating=5]

Phia Ménard explore depuis 2008 la matière au travers du projet dénommé « ICE », pour « Injonglabilité Complémentaire des Eléments ». Jongleuse de formation, danseuse de surcroît, elle fait partie, à l’instar du génial Johan Le Guillerm, de ces artistes qui ont transcendé les disciplines circassiennes pour y insuffler une intelligence et une sensibilité totalement singulières. De son jeu avec les balles, Phia Ménard a distillé comme une essence de la philosophie et de la mécanique de la jonglerie, pour les transposer dans des endroits nouveaux et surprenants.

Le résultat est ici Vortex: un spectacle unique, fascinant, et puissamment émouvant.

Selon les spectateurs, quand les lumières se rallument, on peut voir des yeux humides de larmes autant que des sourires ravis dans le public, qui sait qu’il a assisté à quelque chose de rare, qui engageait totalement l’interprète.

Car Phia Ménard, qui est seule en scène pour ce spectacle, se donne absolument, physiquement, tout autant qu’elle s’y livre, puisque le spectacle entier est une allégorie de ses recherches, de ses transformations, des peaux et des carapaces qu’elle arrache et abandonne les unes après les autres. Qui nous rappellent, inévitablement, les nôtres. Toucher à l’intime, quand cela est fait avec talent, provoque toujours la communion.

Le dispositif est génial et surprenant. Sur une scène-podium circulaire, ouverte à 360°, un être gauche, empâté, habillé d’un ample costume et d’un chapeau, ganté, le visage couvert comme de bandages, lunettes de soleil devant les yeux, découpe des sacs plastiques avec une précision extrême. Ce rituel se déroule au sein d’un cercle – cage du fauve, cercle magique de l’invocateur, on oublie vite qu’il est fait, plus prosaïquement, d’une vingtaine de ventilateurs qui vont pouvoir souffler vers la scène. C’est ce souffle qui sera le principe actif de l’installation plastique, car les ventilateurs vont créer un vortex, une colonne d’air ascendante au centre du plateau, au sein de laquelle des équilibres précaires de matière donneront consistance au vent qui les porte. Faire spectacle avec l’élément vent, il fallait oser. Le résultat est saisissant.

Le premier élément emporté, rituellement déposé au centre de la scène, est une drôle de figure vaguement anthropomorphe, née des morceaux de sachets plastiques scotchés ensemble avec application, pendant les premières minutes du spectacle, par l’inquiétant homme en costume. D’abord à peine soulevé, il esquisse au sol quelques arabesques, se redresse, choit, fragile et gracieux, tandis que les première mesures du Prélude à l’après-midi d’un faune de Debussy se font entendre. Bientôt, la colonne d’air le porte, et il s’élève dans les airs, traçant un ballet aérien précaire. Qu’il soit rejoint par une deuxième figure, et c’est un duo qui se forme, entre étreinte et pas de deux, avec une fluidité de mouvement que les meilleurs danseurs peuvent leur envier. A trois, à quatre, à vingt, les figures de plastique s’élèvent, s’élancent, s’enlacent, se déplacent de concert quelque part entre ciel et terre, sous le regard d’un personnage qui semble dompteur et sorcier. Il ne faudrait pas croire que la dramaturgie soit laissée au hasard des courants d’air : les déplacements de l’interprète, les objets qu’il insère dans le vortex ou qu’il interpose devant les ventilateurs, sont autant de moyen de contrôler ses marionnettes sans avoir à les toucher directement. Sans doute l’un des systèmes de contrôle les plus extraordinaires jamais utilisés pour animer des figures.

Que l’être masqué soit pris d’un brusque accès de rage, et il déchire ses créatures, tout autant qu’il déchire son costume, comme il se déferait de sa peau. De cette transformation naît un géant entièrement noir, au bras démesurément allongés, un monstre tout de noir gaîné. En mues successives, les peaux de plastiques se détachent de l’interprète, s’envolent, font quelques tours dans le tourbillon pour danser avec lui, ou le surplomber, pour finir – littéralement – dans une grande poubelle. L’interprète, au fur et à mesure, reprend forme humaine, jusqu’à atteindre la chair nue et au-delà. Des images extrêmement belles et puissantes sont convoquées, telle cette forme faite d’un long ruban de plastique noir qui forme comme une spire de plomb fondu et rugissant au-dessus de la scène, sous la lumière des éclairages rouges, ou cette bâche dont le personnage accouche et qui finit par lui faire comme une poche matricielle.

Ce qui fait la force extraordinaire de ce spectacle, c’est qu’il ne s’arrête pas à la facilité d’être une œuvre plastiquement belle. Ce qui est au coeur du propos, c’est l’humain. Celui qui est au coeur de l’action, même quand il se dérobe aux regards, c’est le corps de l’interprète. Dans sa densité – au début de la pièce, ses pas font trembler la scène – et dans sa vulnérabilité, dans ses intenses soubresauts et dans sa chair palpitante, c’est lui qui donne un sens et une charge émotionnelle palpable aux figures abstraites que le plastique dessine dans l’espace scénique – qui, comme il sied à l’oeuvre d’une jongleuse, est un espace avec une amplitude verticale, qui s’étire jusqu’au gril.

On pourrait passer des heures à explorer tous les sens, toutes les métaphores de cette œuvre de toute beauté.

On peut aussi se contenter de dire qu’il s’agit de la vision, aboutie, d’une artiste pleine et entière, qui marie là une technique très singulière avec un propos très dense, pour offrir au public un spectacle à fleur d’émotion, qui respire l’intelligence.

Les spectacles de cette force et de cette qualité ne sont pas légions. Le genre d’expérience de spectateur qui reste durablement, et qui propage longtemps ses échos dans les fors intérieurs.

La série à la MC93 est malheureusement finie, mais le spectacle est visible du 26 au 30 mars à La Commune à Aubervilliers, et il sera ensuite dans divers endroits de France, comme Vannes ou Reims. A ne pas manquer !


VORTEX
Interprétation : Phia MENARD
Dramaturgie : Jean-Luc BEAUJAULT
Equipe de L’APRES-MIDI D’UN FOEHN et VORTEX
Direction artistique, chorégraphie et scénographie : Phia MENARD
Composition et diffusion des bandes sonores : Ivan ROUSSEL d’après l’oeuvre de Claude
DEBUSSY
Création et régie lumière : Alice RUEST
Création de la régie plateau et du vent : Pierre BLANCHET
Conception de la scénographie : Phia MENARD
Construction de la scénographie : Philippe RAGOT assisté de Rodolphe THIBAUD et
Samuel DANILO
Diffusion des bandes sonores en alternance : Ivan ROUSSEL et Olivier GICQUIAUD
Régie lumière en alternance : Alice RUEST et Aurore BAUDOUIN
Régie plateau et du vent en alternance : Pierre BLANCHET et Manuel MENES
Costumes, accessoires : Fabrice Ilia LEROY
Habillage en alternance : Fabrice Ilia LEROY et Yolène GUAIS
Photographies : Jean-Luc BEAUJAULT
Co-directrice, administratrice et chargée de diffusion : Claire MASSONNET
Régisseur général : Olivier GICQUIAUD
Chargée de production : Clarisse MEROT
Chargé de communication : Adrien POULARD
Visuels: (c) Jean-Luc Beaujault

Vous nous lisez ? Soutenez-nous à partir de 1 euro :

Infos pratiques

Avec “L’Après-midi d’un foehn”, Phia Ménard met son art à portée des enfants sans bêtifier
[Live-Report] Aloïse Sauvage au Paris Music Festival
Avatar photo
Mathieu Dochtermann
Passionné de spectacle vivant, sous toutes ses formes, des théâtres de marionnettes en particulier, du cirque et des arts de la rue également, et du théâtre de comédiens encore, malgré tout. Pratique le clown, un peu, le conte, encore plus, le théâtre, toujours, le rire, souvent. Critère central d'un bon spectacle: celui qui émeut, qui touche la chose sensible au fond de la poitrine. Le reste, c'est du bavardage. Facebook: https://www.facebook.com/matdochtermann

Publier un commentaire

Votre adresse email ne sera pas publiée.

Your email address will not be published. Required fields are marked *


Soutenez Toute La Culture
Registration