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« Mount Olympus » de Jan Fabre : les maux pour le dire

« Mount Olympus » de Jan Fabre : les maux pour le dire

18 September 2017 | PAR Simon Gerard

Jan Fabre n’aurait pas pu trouver meilleur titre pour la performance de vingt-quatre heures jouée les 15 et 16 septembre dans la Grande Halle de la Villette à Paris. On vit cet événement comme on gravit une montagne : jamais à la même vitesse, jamais dans le même état d’esprit, jamais avec la même concentration, mais avec la sensation constante d’accomplir un acte unique, et la certitude que l’on sortira de cette épreuve grandi.

Le temps et la durée

Vivre une journée entière au théâtre, vivre le théâtre au quotidien : voilà le beau défi en lequel consiste Mount Olympus. On pourrait croire insensé de passer une nuit et une journée dans une salle de spectacle à regarder une performance sans aucune interruption ; le fait est que ce n’est pas le cas. Les spectateurs comme les performeurs ont droit à leurs pauses — ces « temps de rêve » où l’on dort dans la salle comme sur scène ; et si le spectateur ne peut plus tenir, buvette, restaurant, espace de repos et même salon de massage sont à disposition quand il le désire. Rien d’insensé donc, et l’équipe de la Grande Halle de la Villette gère idéalement l’accueil du public, dans un souci de liberté d’action et de mouvement qu’il est nécessaire d’applaudir.

Une fois assimilé le fait que passer une nuit et un jour dans le même lieu ne serait pas si « dingue » que prévu, il reste à voir s’il est possible ou non de digérer — avec ou sans pause — vingt-quatre heures de performance. Jan Fabre part du principe qu’une journée de théâtre se vit d’une manière nécessairement différente que deux, trois, voire même six heures de spectacle. Décider d’assister à Mount Olympus, c’est se préparer à vivre sous une temporalité différente et unique. Il en est de même sur scène : on ne joue pas jour et nuit comme on joue une poignée d’heures. Là réside l’intelligence de Mount Olympus : le temps de la performance est élastique. Chaque séquence qui le compose pourrait durer trois, quatre fois moins de temps qu’elle n’est jouée en réalité ; mais pourquoi se presser ? Le spectateur a une journée devant lui. Il a le temps, et Jan Fabre en profite pour étendre ce dernier. Parfois, un acteur bute sur une phrase de sa longue réplique pour la répéter, encore et encore, inlassablement, sous de nouvelles variations, comme pour offrir au public un aperçu de l’infini panel d’émotions et d’attitudes pouvant accompagner une poignée de mots.

Sur le plan physique et performatif, l’extension du temps de la représentation permet une exploitation à l’extrême de chaque motif, que ce soit par répétition (les épuisants entraînements à la corde des guerriers se préparant à la bataille) ou approfondissement (l’incroyable scène du laboratoire de Dionysos, où chaque acteur en scène prend un soin extrême à concocter sa propre drogue à base de laurier). Le théâtre prend l’ampleur de la vie. Il emprunte également à nos existences la diversité des formes qui la composent : Mount Olympus n’est pas un enchaînement de moments à l’intensité rigoureusement uniforme. Les rythmes de jeu et les changements de vitesse sont variés, comme nous le révèle avec surprise la tombée de la nuit.

Car vers deux heures du matin, tout est plus lent, plus silencieux, plus calme. Un cauchemar théâtral nous arrache parfois à notre rêverie, puis s’estompe, épousant la forme de nos nuits. Au petit matin, les acteurs — et, indirectement, le public — sont extraits de leur « temps de rêve » par Dionysos et le fantôme de Clytemnestre qui les enjoignent en musique à initier une danse folle en sac de couchage, une « Sleeping bag Taranta ». Très rapidement, le spectateur s’adapte à ces changements de tonalité. Il s’ouvre, prêt à accepter ce qui s’offre à ses yeux en continu. Le piège se referme alors : dès lors que nos vies se règlent sur le temps et le rythme de la représentation, le théâtre s’octroie le pouvoir de nous changer, que l’on le veuille ou non. La perturbation, n’est-ce pas là le but premier de la tragédie ? Mount Olympus n’est pas facile à vivre. Si Jan Fabre veut capter notre attention, il nous tendra jusqu’à la rupture ; s’il veut nous déranger, il nous perturbera jusqu’à la nausée ; s’il nous octroie le droit de nous reposer, c’est uniquement parce qu’il est parvenu à nous épuiser un peu plus tôt, et qu’il compte recommencer tôt ou tard. Mount Olympus est un catalyseur : tous les sentiments — en particulier la terreur et la pitié, culte de la tragédie oblige — éprouvés par le public seront entretenus, nourris, gavés par la scène jusqu’à leur explosion.

Sur le bout de la langue

Derrière tout cela, il y a un retour aux sources du théâtre : la tragédie antique — et ses mythes, si essentiels pour la compréhension des maux de l’homme que la psychanalyse s’en est récemment emparée pour tenter d’expliquer notre part d’indicible. Un retour aux mythes donc, mais surtout un retour à la forme originelle des mythes, à l’époque où l’explication de l’intériorité des hommes passait encore par l’intérieur de leur corps. Les textes grecs — ceux d’Eschyle, de Sophocle, d’Euripide — regorgent de métaphores organiques d’une invraisemblable richesse dans lesquelles le corps, ses organes et ses membres sont réifiés, cartographiés, disséqués. Logique, donc, que dans sa « glorification du culte de la tragédie », Jan Fabre accorde une si grande importance à la chair — dont des lambeaux parsèment régulièrement le plateau, comme signe de tous les excès. Du début à la fin de la performance, chaque message délivré, chaque pensée exprimée, chaque émotion ressentie passe par le filtre du corps des acteurs.

Un exemple suffira. Le désespoir qui frappe Héraklès suite à sa folie infanticide donne naissance, sur le plateau, à une éprouvante scène de fist-fucking (dans le texte « a snake feasted my soul »). Terreur soudaine, pitié immédiate. La catharsis est là, en sombre récompense d’un spectacle d’horreur — et la chair est le langage universel qu’elle mobilise pour nous prendre aux tripes.

Finir sur un échec

Seul un fou comme Dionysos pourrait, à la fin d’une de ces orgies sanguinolentes que la scène nous offre, enjoindre le public à « profiter de sa propre tragédie ». Jan Fabre n’est pas Dionysos, il n’est pas fou. Il sait l’épreuve que constitue la tragédie pour son spectateur, autant qu’il croit en la nécessité et aux bienfaits d’une telle forme de théâtre. Le sous-titre de Mount Olympus l’indique clairement : il ne s’agit pas de glorifier la tragédie, mais bien son culte…

Un constat s’impose alors, et gâche rétrospectivement la fête libératrice sur laquelle se sont achevées ces vingt-quatre heures de performance : aussi éprouvantes furent-elles, les tragédies montrées par Jan Fabre dans Mount Olympus ne nous soigneront pas des maux que l’homme engendre, pour la simple raison que ces tragédies ne sont plus les nôtres. Par sa glorification du culte de la tragédie, Jan Fabre n’a rien fait d’autre que d’agiter sous notre nez une œuvre monumentale d’un autre temps, dont un peuple éclairé profita un jour et qui — moyennant un travail scénique de qualité — émet encore assez de sa lumière noire pour inciter une poignée de fous à prendre le relais. Nos tragédies modernes restent encore à écrire.

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