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[INTERVIEW] CYRIL TESTE, METTEUR EN SCENE DE NOBODY, PERFORMANCE CRUE SUR LE CULTE DU BENCHMARKING EN ENTREPRISE

[INTERVIEW] CYRIL TESTE, METTEUR EN SCENE DE NOBODY, PERFORMANCE CRUE SUR LE CULTE DU BENCHMARKING EN ENTREPRISE

20 November 2015 | PAR Araso

Avec NobodyCyril Teste et le collectif MxM mettent à nu la brutalité des nouvelles méthodes de management en entreprise, importées des Etats-Unis au début des années 1980 et qui sont basées, notamment, sur l’évaluation des salariés par eux-mêmes. Qui surveille qui? Qui n’est plus assez performant? Plus assez jeune? Plus assez créatif? Qui possède la meilleure “learning curve”? Qui a la meilleure note en “personal efficency”? A l’issue de la représentation de ce Jeudi 19 Novembre au Théâtre Monfort, Cyril Teste a accordé une interview à Toute La Culture pour tenter de décrypter cette nouvelle idéologie dont il se place en observateur curieux et attentif.  

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Araso : Il se trouve que je connais bien le milieu du consulting de l’intérieur, pour l’avoir pratiqué. Dans Nobody, il y a des aspects que je trouve un peu caricaturés, mais dans l’ensemble c’est vraiment ça : on se retrouve dans une sorte d’univers parallèle, auquel on ne comprend rien, à dire des choses qui ne veulent absolument rien dire. Plusieurs fois, on reproche aux personnages de ne pas être assez « créatifs » ce qui est à a fois très abstrait et très anxiogène. Qu’est-ce que c’est que ce langage d’entreprise ?

Cyril Teste : Ce sont les mots de Falk Richter. Nous n’avons pas changé le texte. C’est un langage que certains qualifient de « Novlangue », cette langue qui vient du monde de l’entreprise pour y recréer, à l’intérieur, un sens. C’est George Orwell qui en a parlé le premier dans 1984 : il décrit un langage, la « Novlangue », qui est une façon de pouvoir déplacer la pensée des gens à travers la langue. On peut transformer des gens psychologiquement à travers la langue. Ce langage qu’on retrouve dans l’entreprise est donc extrêmement technique, utilisé aussi par les politiques.  Je ne suis que le chef d’orchestre, l’interprète de la langue de Richter qui connaît de très près le monde de l’entreprise. Il a construit tout son travail à partir d’un docu-fiction, celui du cinéaste Marc Bauder, qui s’intitule Grow or go (“Grandis ou va-t’en”) sur le monde des consultants en restructuration, et petit à petit cette langue est arrivée. L’important pour moi était que cette langue soit une langue naturelle, très pensée, pas du tout posée comme un artifice. Et en effet, cela amène un certain état… C’était très compliqué pour nous. Nous nous demandions en permanence comment nous allions pouvoir tenir une attention sur un langage qui est si abstrait. On a beaucoup comparé ce langage à celui de notre milieu, celui de la culture, du théâtre : « accepter le risque », « proposer sa créativité » et l’effet que cela produit. L’autre idée sous-jacente de la « Novlangue » est le pouvoir : un pouvoir s’instaure entre ceux qui maîtrisent la langue, versus ceux qui ne la parlent pas. Quelqu’un qui a du pouvoir aujourd’hui est quelqu’un qui peut parler plusieurs langues, que les autres ne comprennent pas. Je trouve qu’en France on a une certaine fragilité vis-à-vis des langues étrangères. Le langage est indubitablement un instrument de pouvoir.

A : Il y a le langage, et les jeux de pouvoirs qu’il y a derrière.

CT : En plus.

A : Qui sont terrifiants puisque l’on n’en possède pas les codes. Dans Nobody tous les personnages sont complètement paumés. Tous jouent un jeu de façade, mais aucun n’a réellement les codes pour décrypter les jeux de pouvoirs qui sont en train de s’organiser.

CT : Ce qui se produit est la création d’un système qui est très horizontal. C’est une ère qui est très intéressante puisqu’avec l’arrivée d’Internet et du numérique on est passés d’une conception verticale de la société à une vision plus horizontale. Cette horizontalité peut nous apporter énormément de choses, notamment en termes de démocratisation. Par ailleurs le système capitaliste a la capacité de tout s’approprier, même la critique. Il n’est pas susceptible. Il se sert de cette horizontalité arrivée par le prisme de ces nouveaux outils, qui a amené notamment le système de l’Open Source, contre-pouvoir économique par excellence. Puisque le système actuel, avec la DRH et la verticalité des employés, va générer des souffrances au travail qui vont être de plus en plus ciblées, il faut travailler sur un système plus horizontal où tout le pouvoir s’instaure de façon invisible. In fine, la prise de responsabilité par les employés de leur propre évaluation va les amener non pas à apprendre à travailler ensemble mais à s’évaluer les uns les autres. Ce mode d’évaluation, qui arrive des Etats-Unis et dont il est question ici, le benchmarking, est un système qui forcément nous perd puisqu’on est regardé autant que l’on regarde. Donc on ne sait pas, véritablement, où l’on se situe. A cela s’ajoute notre difficulté à nous inscrire spatialement, à nous ancrer dans un réel.

A : J’aimerais revenir un instant sur la question de la solitude, qui est abordée par le personnage principal au début de la pièce. Il questionne le rapport de l’individu à la solitude, qui change tout au long de la vie : enfant, on passe son temps à rechercher des bulles de solitude, à l’abri de ses parents et du monde alentour pour se retrouver une fois adulte projeté dans un monde où l’on se sent complètement seul.

CT : La solitude est tellement importante. On est arrivés à construire un monde non pas de solitude, mais d’individualisme. C’est tout sauf de la solitude, être individuel. La solitude est un état qui nous permet, en tant qu’individu, de nous positionner face au monde, de prendre le temps d’observer. La solitude est fondamentale pour l’humanité, pour l’humain. Dans ce monde, il n’y n’a pas de place pour la solitude. La solitude n’existe pas : c’est le vide, c’est la peur de la solitude qui se crée. On le voit d’ailleurs avec ce qui se passe en ce moment, et cette peur du vide, cette peur du silence que nous avons. Pour la combattre, il faut produire à tout prix. Je me pose la question de l’Histoire et la façon dont on fait entrer l’Histoire dans nos vies, dont on reçoit l’Histoire, qu’elle soit belle ou forte, violente, destructrice, peu importe : c’est l’Histoire. Comment la laisse-t-on entrer en nous pour qu’elle s’ancre, pour créer une mémoire de l’Histoire ? En réalité on en a peur, on ne la laisse pas parler, on lui coupe la parole, parce qu’on a peur du vide. On a peur du silence. C’est cela qui m’intéresse aussi dans la problématique posée par Richter, le héros ne sait pas où il est, il est dans un non-lieu, un non-espace. Il ne sait pas où se situe sa vie privée, son identité. L’actualité est passée assez rapidement sur le crash de cet avion dans les Alpilles, au mois de mars dernier : le pilote, souffrant d’une grave dépression et d’un burnout depuis 2009 a embarqué 150 personnes avec lui et a crashé son avion. Il avait un arrêt de travail. Il y a une telle fusion entre l’identité et la fonction que si on perd sa fonction, on perd son identité. C’est très dangereux, il faut absolument en parler, c’est fondamental.

A : Nous avons parlé de la structure, de la forme, de l’organisation de l’entreprise et de ses transformations. Reste la question du fond, en filigrane de la pièce. Comment nourrit-on ces managers sur le plan intellectuel ? Que fait-on pour enrichir leur réflexion ? Avec quelle matière sont-ils sensés penser s’ils ne sortent pas de leur bocal ?

CT : C’est une vraie question. Je me la suis posée pendant toute la durée du projet. Ces managers sont immergés dans le big data, la culture du chiffre. J’espère que ce sont des gens qui se nourrissent en dehors de l’entreprise… Il y a plusieurs courants : tous les managers ne sont pas mauvais et tous les consultants ne sont pas terribles. Mais tout de même : qu’est-ce que ça veut dire que d’être un consultant en restructuration, aujourd’hui ? Qu’est-ce que ça veut dire un gamin de 26 ans qui licencie 70 personnes en un jour ? Comment se construit-on avec ce monde-là ? Qu’est-ce qui nourrit cette réflexion ? On est dans un monde néolibéral, on va avoir besoin de ces managers. On dirige nos pays comme on dirige les entreprises, donc il nous faut ces gens-là. Nous sommes lancés, le capitalisme est très vieux maintenant. Dès lors, la question devient : comment ces gens-là vont penser pour infléchir la courbe ? Comment échanger avec eux pour partager, réfléchir ? Prenons l’exemple d’Apple : je pense que ce sont des gens qui ont une conscience et une connaissance de la culture qui est très forte. Ils ont une vraie, grosse culture, ont tout vu, sont malins, savent s’adresser à des artistes, ont créé des outils pour des artistes. C’est très complexe.

A : On voit tout de suite la différence entre les entreprises qui se positionnent comme des incubateurs de talents et qui cultivent le bien-être de leurs salariés, et les autres. Il y a ce passage de La Carte et le Territoire (2010) de Michel Houellebecq qui résume assez bien notre propos et dont j’aimerais discuter avec toi : « Qu’est-ce qui définit un homme ? Quelle est la question que l’on pose en premier à un homme, lorsqu’on souhaite s’informer de son état ? Dans certaines sociétés, on lui demande d’abord s’il est marié, s’il a des enfants ; dans nos sociétés, on s’interroge en premier lieu sur sa profession. C’est sa place dans le processus de production, et pas son statut de reproducteur, qui définit avant tout l’homme occidental. » Plus loin, dans le livre, Houellebecq revient sur la fameuse question de la marchandisation de l’individu et celle de son obsolescence, question également soulevée par Nobody : « Nous aussi, nous sommes des produits…., (…) des produits culturels. Nous aussi, nous serons frappés d’obsolescence. Le fonctionnement du dispositif est identique – à ceci près qu’il n’y a pas, en général, d’amélioration technique ou fonctionnelle évidente ; seule demeure l’exigence de nouveauté à l’état pur. » C’est comme pour les personnages de Nobody : passé un certain âge, ils deviennent trop vieux donc ils dégagent. Et surtout ils sont jugés sur des critères complètement subjectifs…

CT : C’est un vrai problème ! Et tous ces systèmes d’évaluation sont arrivés dans le secteur public. Comment évaluer un professeur-chercheur en université ? A quoi tient ce mode d’évaluation ? A cela s’ajoute le fait que les critères d’évaluation ne peuvent à l’évidence pas être les mêmes selon le secteur d’activité et on ne peut pas injecter le même mode d’évaluation partout. Le secteur public et le secteur privé sont des mondes très différents.

A : Cela pose aussi la question de la valeur que l’on accorde au travail et de sa fonction dans la société. Comment injecter du sens dans des métiers de plus en plus dématérialisés et éloignés de toute réalité tangible ?

CT : Le consultant en est l’exemple parfait. Dans ce cas précis, la fonction devient très abstraite, le travail étant, en lui-même, très abstrait. La question du sens est récurrente dans la pièce, pouvoir répondre à la question « pourquoi je le fais ? ». Ce qui m’intéresse n’est pas de montrer du doigt. Et c’est toute la différence entre satire et caricature. Pour en revenir à notre point de départ, je ne pense pas que les personnages soient caricaturés, car je ne porte sur eux aucun jugement et je ne veux pas le faire. Je ne suis pas dans le jugement. En revanche ils évoluent dans une forme d’absurde, qui produit elle-même de l’absurdité. Mais il n’y a aucune moquerie, je ne me moque pas du monde du consulting. Au contraire, j’essaie de le comprendre et à défaut de le comprendre, j’essaie seulement de l’observer et de le faire vibrer. Et à partir de là, en effet, des absurdités surgissent.

A : C’est la question de notre vie, et de ce que nous voulons en faire. La solution réside peut-être, dans l’introspection du manager et son rapport au pouvoir.

CT : Certains parlent d’alter management. Why not ? C’est très intéressant et je pense qu’il faut vraiment tenir compte de tout. Je ne supporte pas le théâtre ou l’art qui se met au-dessus de tout, en prétendant détenir la vision réelle du monde, savoir ce que sont la vérité et la sincérité. Ca ne m’intéresse pas car c’est faux. Même dans la culture, on fait partie du système. J’entends beaucoup de critiques émanant de personnes qui gagnent très bien leur vie, montent du Brecht, ont des Iphones et des Ipads : ce n’est pas ce qui m’intéresse. Concentrons-nous sur les vraies questions et essayons, déjà, d’observer ce système qui nous englobe tous. Je ne suis pas en dehors du système, je suis dans le système. Il y a des choses qui ne me plaisent pas, d’autres qui me font souffrir et d’autres qui me permettent de me réaliser. On n’assène pas les choses ; je pense au contraire qu’il faut qu’on arrive à proposer de l’intérieur. Je ne suis pas plus intelligent que le système : le système est beaucoup plus intelligent que moi, si intelligent qu’il absorbe toute critique et la fait sienne. Si on le montre du doigt, il s’en empare et vient nous serrer la main. Il faut donc être malin dans le système néolibéral. C’est de l’intérieur qu’on peut dévier les choses, amener des couleurs différentes. Sans perdre de vue le sens…

Nobody de Cyril Teste / Collectif MxM, d’après les textes de Falk Richter, au Monfort Théâtre jusqu’au 21 Novembre 2015

Visuel © Patrick Laffont

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