Opéra
L’« Elektra » de Chéreau triomphe au festival d’Aix

L’« Elektra » de Chéreau triomphe au festival d’Aix

12 July 2013 | PAR Christophe Candoni

D’Elektra, on attendait une mise en scène très sombre de la part de Patrice Chéreau. Mais en prenant le contre-pied du livret, comme l’avait fait par exemple Klaus Michael Grüber dans De la Maison des morts, le metteur en scène éclaire l’opéra de Strauss des blancs rayons d’un soleil matinal qui transperce les hauts murs gris clair du décor comme pour mettre à nu et en pleine lumière la violence vengeresse tragique et la souffrance de l’héroïne, interprétée par l’exceptionnelle Evelyn Herlitzius. Scéniquement et vocalement surpuissante, elle laisse sous le choc.

Du mythe d’Elektra, Hofmannsthal a d’abord tiré une pièce de théâtre, créée à Berlin en 1903 dans une mise en scène de Max Reinhardt. Quand Strauss a assisté à une représentation, il a aussitôt décidé d’adapter l’œuvre pour l’opéra avec la complicité du jeune dramaturge et librettiste. La deuxième œuvre importante du compositeur, après sa sulfureuse Salomé sera créée au Semperoper de Dresde en 1909.

Un seul acte constitue l’œuvre relativement courte, concentrée, dense, nerveuse, d’une implacable et sombre beauté, qui s’ouvre, dans cette nouvelle production, sur une longue scène silencieuse où les servantes s’affairent à briquer la cour. Pieds nus, à la fraîche, elles font claquer les seaux métalliques remplis de l’eau qu’elles dispersent sur le sol déjà chaud au lever du jour. Les gestes sont las, répétitifs et fatigués. Ce calme rituel ménage formidablement l’entrée cinglante et abyssale de l’Orchestre de Paris conduit sous la baguette d’Esa-Pekka Salonen. Le chef qui dirige pour la première fois l’œuvre en restitue la fulgurante intensité tragique avec une inattendue clarté, tout en maîtrise, sans complaisance ni déchaînement excessif. Très attentif aux nuances et aux voix, l’orchestre sonne évidemment massif, puissant, mais se fait aussi étonnamment doux. Il en ressort de beaux contrastes entre la force menaçante et dramatique d’une composition préexpressionniste qui pousse abruptement les limites de la tonalité et joue des dissonances et le lyrisme tendre et exalté de mélodies pleinement romantiques.

Comme le beau décor de cour intérieure à la nudité froide – porte la griffe du fidèle scénographe Richard Peduzzi, les corps charnels et surexpressifs sont bien ceux de Patrice Chéreau dans leur exaltation furieuse aussi bien érotique que névrotique. D’une animale sauvagerie, Elektra évolue en scène sans presque jamais être debout sur ses jambes, mais continuellement pliée, recroquevillée, sur les genoux et les mains ou rampante, telle une chatte terrée dans les recoins sombres, nichée dans les trappes et prête à bondir. La chanteuse allemande livre une interprétation saisissante, organique et viscérale. Elle accomplit une véritable gageure par son exceptionnel engagement scénique, compte tenu de la difficulté écrasante du rôle titre.

Pour l’époque de sa création, l’œuvre est déjà imprégnée de l’émergence de la psychanalyse, qui ouvre une nouvelle voie interprétative au sort de la cadette de la famille des Atrides, et c’est au moyen d’un certain réalisme psychologique que Chéreau propose une fine caractérisation des personnages et de leurs conflits intimes. Il balaie sciemment les évidences et offre un traitement plein d’ambivalence et surtout d’humanité. Chrysothemis (très émouvante Adrianne Pieczonka) est présentée comme une vieille fille qui espère et attend toujours de vivre sa vie de femme et de mettre des enfants au monde, aux antipodes de la petite bourgeoise qu’on a souvent vue ; Clytemnestre, jouée par la toujours magnifique Waltraud Meier, n’est pas non plus le monstre diabolique qu’il est convenu de représenter, mais une femme désemparée, ravagée, qui garde la face et reste droite et digne dans ses tourments. Même décidée et combative, Elektra n’est pas la furie hystérique attendue mais un petit bout de femme en souffrance. Chéreau montre bien l’isolement quasi autiste du personnage. Obsédée par la vengeance, elle se fait résistante, seule contre tous, en mémoire de son père assassiné par son épouse infidèle. Et lorsque la doyenne des domestiques tente de prendre son parti, celle-ci est brutalement rouée de coups par ses comparses. Elektra vit volontairement recluse, sans sommeil, dehors avec les chiens de la cour. Elle trimbale avec elle une couverture et une paire de chaussures usées comme une pauvresse répudiée à l’allure symboliquement négligée, pas coiffée et mal habillée d’un simple pantalon de toile et d’un débardeur.

L’exceptionnelle Elektra aixoise n’est pas révolutionnaire comme l’est dans son registre le polémique mais admirable remake de Don Giovanni par Dmitri Tcherniakov repris dans la Cour de l’archevêché, mais elle tape juste et fort, prenant l’allure d’un classique intemporel fidèle à l’esthétique singulière de Chéreau. Sa mise en scène privilégie l’émotion à vif et la profondeur tragique. Chaque décision prise et les quelques aménagements avec le livret s’avèrent d’une justesse incontestable. Après la scène hypersensible de la reconnaissance entre Elektra et son frère (Mikhail Petrenko, solide Oreste) et le double meurtre qui suit, Elektra se lance dans une danse expiatoire qui transpire non pas un état de jouissance frénétique mais une forme de brusquerie et de mal-être. Enfin, le choix de ne pas faire mourir Elektra met le spectateur face à un final sublimement énigmatique et tragique qui apaise sans ne rien réparer. Assise sur un bloc de pierre, Elektra demeure impassible, interdite, libérée certes, mais au prix de sa sidérante dévastation.

Visuel : © Pascal Victor / Artcomart

Richard Strauss, Elektra, Festival d’Aix-en-Provence. Livret de Hugo von Hofmannsthal, direction musicale d’Esa-Pekka Salonen, mise en scène de Patrick Chéreau.

Les 10, 16, 19 et 22 juillet 2013 à 20 heures et le 13 juillet à 17 heures au Grand Théâtre de Provence.

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Christophe Candoni
Christophe est né le 10 mai 1986. Lors de ses études de lettres modernes pendant cinq ans à l’Université d’Amiens, il a validé deux mémoires sur le théâtre de Bernard-Marie Koltès et de Paul Claudel. Actuellement, Christophe Candoni s'apprête à présenter un nouveau master dans les études théâtrales à la Sorbonne Nouvelle (Paris III). Spectateur enthousiaste, curieux et critique, il s’intéresse particulièrement à la mise en scène contemporaine européenne (Warlikowski, Ostermeier…), au théâtre classique et contemporain, au jeu de l’acteur. Il a fait de la musique (pratique le violon) et du théâtre amateur. Ses goûts le portent vers la littérature, l’opéra, et l’Italie.

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