Danse
« Tauberbach » d’Alain Platel : Bach, la surdité, la couleur et la sensualité à Sérignan

« Tauberbach » d’Alain Platel : Bach, la surdité, la couleur et la sensualité à Sérignan

08 November 2015 | PAR Yaël Hirsch

Lors de notre passage à Béziers, le spectacle du chorégraphe belge Alain Platel, créé à Munich, il y a près de deux ans et déjà vu par Toute La Culture à Chaillot, (voir notre article) était sur la scène de la Cigalière de Sérignan, en partenariat avec le théâtre SortieOuest. Devant une salle remplie de collégiens très attentifs, les 6 danseurs et comédiens menés par la charismatique Elsie de Brauw on livré 1h30 d’intensité brute, sensuelle et colorée. Un spectacle indispensable, qui continue à marquer les esprits jeunes ou vieux, partout où il tourne.

[rating=5]

Inspiré d’un documentaire de Marcos Prado où l’on suit l’histoire d’une femme atteinte de schizophrénie qui vit dans une décharge des environs de Rio de Janeiro, Tauberbach est littéralement “Bach pour les sourds”. Lors du spectacle, l’on entend avec émotion des malentendants chanter le grand Jean-Sébastien, sans rien enlever de sa rigueur et de l’émotion qu’elle procure au cœur d’une mêlée baignée de tissus et de musique. Platel dit lui-même qu’il a voulu répondre ici à la question : « Comment (sur)vivre avec dignité quand il nous reste très peu ? ».

Dès le début du spectacle, les six personnages du monde parallèle imaginé par Platel évoluent dans des monceaux de vêtements qu’ils retirent ou enfilent dans une explosion de couleurs, en fonction des rôles qu’ils désirent endosser. Le personnage principal est interprété par Elsie de Brauw qui commence par parler d’une voix profonde, sourde, en portugais et en anglais. Avant de jouer de leur corps, les protagonistes de ce Tauberbach donnent de leurs voix, transfigurées par les tympans vibrant de micros qu’ils heurtent frontalement ou de biais. A leur complainte rauque, fait écho la voix claire d’un Big Brother un peu inquiétant donnant des ordres et criant des injures en anglais. Mais qu’importe la situation objective; l’héroïne nous annonce, elle aussi en anglais, qu’elle “est heureuse ici”. Avec une ironie d’énonciation folle, elle rappelle tout ce qu’il y a à manger dans sa décharge. De grandes structures métalliques ont beau descendre et monter comme des grues menaçantes, les personnages bougent, grouillent, s’accrochent, se jettent dans les tas de chiffons et s’y creusent de vivant tunnels. Ils se permettent même de danser de manière synchronisée comme pour donner raison à leur patronne “Ici on est heureux”, malgré le dénuement et malgré la surdité.

“Et puis il y a Bach”, les suites pour violoncelle, le double concerto pour violon et une explosion de violence païenne où le chef est mis en cause, où l’autorité est contestée. Ici, il y a Bach, il y a même des moments d’harmonie où tous chantent du Mozart en choeur. Mais ici, il y a comme partout ailleurs, l’enfer nécessaire de l’autre et l’ironie d’une histoire où la sphère privée n’est jamais qu’une fiction. La réalité d’un monde démuni ou l’intégrité du corps n’est rien de plus qu’un sursis.

Exposés à la brutalité, à la couleur et à la scène originelle de danseurs quasi-nus s’immisçant dans le slip/ le cou / le corps de l’autre, les collégiens présents à la Cigalière étaient diablement bien préparés : ponctuant les montées et les descentes d’intensité du spectacle de Alain Platel de remarques fascinées, ils se sont montrés attentifs et happés pendant une heure et demie, commentant avidement ce qui s’est passé à la sortie du spectacle. Et tous avec eux ont eu du mal à voir le spectacle finir tant ils étaient sous le charme puissant de cette humanité brute, qui, malgré la surdité, le dépotoir, le Babel des langues et la brutalité des rapports, est un miroir important promené au bord de notre propre (ou sale, d’ailleurs) chemin.  Magistral et nécessaire, à tout âge.

visuels  (c) Chris van der Burght

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Yaël Hirsch
Co-responsable de la rédaction, Yaël est journaliste (carte de presse n° 116976), docteure en sciences-politiques, chargée de cours à Sciences-Po Paris dont elle est diplômée et titulaire d’un DEA en littérature comparée à la Sorbonne. Elle écrit dans toutes les rubriques, avec un fort accent sur les livres et les expositions. Contact : [email protected]

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