Danse
[Interview] “Il ne faut pas se faire confisquer l’imaginaire”, Latifa Laâbissi nous parle de la 4ème édition du Festival Extension Sauvage

[Interview] “Il ne faut pas se faire confisquer l’imaginaire”, Latifa Laâbissi nous parle de la 4ème édition du Festival Extension Sauvage

19 June 2015 | PAR Yaël Hirsch

La danseuse et chorégraphe Latifa Laâbissi est, avec l’association Figure Project et Nadia Mauro, à l’origine du Festival Extension Sauvage, un programme de danse contemporaine et de performances situé en milieu rural, en Ille-et-Vilaine. La 4ème édition a lieu du 26 au 28 juin à Combourg et au Château de la Ballue. Rencontre avec une artiste passionnée, engagée et porteuse de possibles.

L’an dernier (voir notre live-report du Festival), au vu de la menace qui pesait sur le statut des intermittents, le Festival avait été rebaptisé “manifestation”. Pour cette nouvelle édition, est ce que la dimension politique est aussi présente?
La question se pose tout le temps et en tant qu’artiste je suis mobilisée. Ce matin, je signais la pétition du théâtre de la Cité internationale qui menace de fermer, si la Cité internationale universitaire de Paris retire son soutien financier.
C’est très grave, c’est un des rares lieux qui travaille sur les séries et qui travaille sur la notion de répertoire. Ils présentent des répertoires d’artistes, des pièces qui ont parfois 10 ans ou plus. Je suis atterrée de tout ce qui se passe en ce moment. Il y a une crise importante et le milieu de l’art ne va pas sortir indemne de tout ça. Comme dans d’autres secteurs, l’éducation, la santé. Je suis très touchée par ces questions. L’an dernier, il y a avait des mobilisations nationales, j’ai subi de fortes pressions de la profession pour annuler par exemple, certains ne comprenaient pas l’idée politique de faire ce festival. En plein milieu rural, c’est un acte militant. Et les gens viennent. Quand on le voit depuis Paris, il y a une incompréhension. Nous sommes un bastion en plein milieu rural, c’est un travail quotidien pour que cela existe. Le festival est la partie émergée du projet et s’il n’avait pas lieu, on arrêtait purement et simplement. Ça m’a donné l’occasion de préciser un contexte.

Au cœur de l’identité du Festival, il y a justement ce lien entre corps et nature, pouvez-vous nous l’expliquer?
Il y a plusieurs dimensions, l’une est adossée à une dimension de politique de l’art. Mallarmé disait “A qui veut?”. Et de répondre : A tous, à chacun, comme un bâton de pèlerin, une évangélisation par l’art. A qui veut… que cela ait lieu ! Créer des choses, susciter de l’envie auprès du public, auprès des danseurs, au^rès des bénévoles qui sont nombreux à nous aider avec ce festival en zone rurale, ce n’est pas du tout être sur sa petite planète et planer. Je crois aux choses concrètes. Et il n’y a rien de plus personnel et concret que l’imagination, l’imaginaire, passer par des chemins de traverse pour parvenir à réaliser ses projets. Il ne faut pas se faire confisquer l’imaginaire. Je fais confiance au système poreux : Ça va avoir lieu. Dans l’inscription, il y a cet ADN. Quand j’ai réfléchi à ce projet en milieu rural, ce n’était pas intéressant de penser à habiller des lieux, comme des salles des fêtes. La force ici c’est le paysage. Il y a le champs et la potentialité d’une rencontre entre la danse et le paysage. Dans la danse, ça existe depuis les années 1920, il y a une longue tradition de ne plus être dans ce rapport entre 4 murs, de quitter la scène comme dispositif frontal. J’en ai fait l’expérience comme auteur et comme interprète et je savais qu’il y a avait un espace possible pour les artistes et pour le public. Ce festival, c’est une idée que j’avais en tête, que je fantasmais dans des contextes très différents, des marcheurs, des militants. J’ai pensé à commencer tout de suite par des formes très pointues, il y a une légère dimension pédagogique. Les gens sont prêts, on les sous estime. Il y a un appétit, c’est un terrain en friche chez certains, c’est à développer. Ce sont des personnalités, et non pas une masse. Pour moi ça n’existe pas un public.

Et l’idée de corps rejoint le paysage. J’avais une belle expérience, lorsque j’étais interprète pour Boris Charmatz. Et il avait proposé à l’équipe de danser une pièce pensée pour la scène au festival de Chamarande. Au début je me suis dit que ce serait difficile. Ne serait-ce que pour le confort des danseurs car c’est une pièce physique. La scénographie se construit sur la lumière et j’avais peur qu’on perde 80% de la dramaturgie. Mais c’est l’auteur qui décide, j’ai suivi Boris et ça a été une expérience géniale. C’est presque une autre pièce, ça ma permis d’envisager un spectre plus large que je n’avais pas envisagé dans la boite noire. Le registre performatif était réglé pour la boite noire. On découvre des potentialités d’une oeuvre, élastiqué les potentiels du registre de cette pièce, j’ai dit à Boris heureusement que tu as eu cette intuition. C’est une expérience vécue de l’intérieur qui a gagné ensuite quand elle est retournée dans la boite noire. Donc je me suis dit que ça allait intéresser les autres artistes de vivre des expériences autres.

Au programme, de Charmatz, il y a A bras le corps (1993) mais également Roman Photo (2009) …
Oui c’est ça, c’est une pièce de Boris, Flip Book. Apartir du livre 50 ans de danse, il a reformulé une pièce avec l’idée d’en faire des versions amateurs. On travaille beaucoup avec des enfants, et je me suis dit que ce serait génial qu’ils traversent physiquement un mouvement fort comme celui-là. Je lui ai demandé s’il accepterait de le faire avec des danses. Ca a mis deux ans et le projet est la.

L’an dernier déjà, Volmir Cordeiro avait interprété Ciel deux fois. Est-ce voulu de voir deux fois un même travail lors du festival?
Oui, il y a plusieurs raisons. On aimait l’espace, on aimait l’idée. Il y a 14 enfants. Et quand on a revu l’espace de verdure, ça nous a donné envie et on s’est dit oui on la monte deux fois. On le fait souvent. On s’est rendu compte que ce n’est pas forcément le même public à Combourg. Il n’y a pas de fil programmatique. Quand c’est possible, on la joue dans les deux espaces. Ca aurait pu être Rémi Héritier. Je parle de dramaturgie globale.

L’an dernier, il y avait tout un pan de cinéma expérimental dans la programmation. Cette année, est-ce la musique qui est l’autre art qui entre en résonance avec la danse?
C’est vrai, il y a énormément de sons et on se l’est dit après. Au moment où on a appelé le sons des choses, Rémi son live, Marie de la voix, dans le roman photo, la partition très importante, dans A Bras le corps aussi et François Chaignaud avec ses chansons. C’est trois quart du travail sur le programme. On ne l’a pas vraiment problématisé, on n’est pas entré par le son. Il y a des sorties de trames inconscientes peut-être. On l’a fait aussi avec le cinéma. c’est important pour moi qu’on perçoive la danse la musique la littérature et tous les champs convexes, de ne pas être assis à la frontière, ça c’est de la danse et on s’arrête là. On ose encore plus se dire, quand on écoute le son des choses, dans ce projet il travaille sur les typologies de pas, quand on écoute les archives de pas au cinéma, avec une convocation de l’imaginaire.

Cette année je me suis demandé est ce que ce n’est pas trop éloigné? Et puis finalement non. Il y aussi tous les champs convexes de la chorégraphie. Le projet de Marie (Richeux) est une recréation. François (Chaignaud) avait déjà proposé son Aussi bien que ton cœur, ouvre moi les genoux. A bras le corps date de 1993 et Blanc de Vania Vaneau est une recréation. Roman photo est par contre une création. On essaie de faire passer un message, ce qui s’invente là c’est la dialectique de l’oeuvre avec le paysage et cette idée de dramaturgie globale. Voila je pense que avec Achille a la tombée de la nuit, c’est un travail entre chien et loups, on a amené une autre vocalité. Les enfants viennent peupler le texte de leurs voix.

Dernièrement en Danse, on voir beaucoup de travail sur les Archives, on a l’impression d’une discipline qui raconte souvent et beaucoup sa propre histoire (voir notre article). Libérer les boites d’archives de la boîte de la scène, cela ouvre de nouvelles perspectives?
Les archives cela fait très longtemps que c’est au travail. Il n’y a pas un programme aujourd’hui qui n’en parle pas. Aujourd’hui, on se sent très libre de travailler sur le passé, sur le contexte, alors qu’à un moment cela aurait pu nous paraître ringard. Je vais bientôt travailler sur un projet de danse des années 1920 et j’en suis très heureuse. C’est vrai qu’il y a eu tout une polémique autour de la non-danse à un moment, disant les artistes de la génération 1990 avaient abandonné le mouvement.Et nous étion très triste de ne pas avoir été compris, un peu par provocation, nous avons répondu que l’on faisait de la “oui danse”. En fait les critiques n’ont pas compris : on disait juste qu’on voulait dépasser cette hiérarchie de la danse, corsetée à l’intérieur de son propre mouvement avec le corps, l’alphabet, le solfège. En fait ce qu’on proposait, c’était encore de la danse.

Extension sauvage signale juste ce rapport déhiérarchisé à l’art. Et on n’a surtout pas abandonné la conscience de ce qui s’est fait auparavant. Si on prend notre travail avec les enfants, il ne faut pas les faire de cours d’histoire mais les mettre directement face à une oeuvre qui les travaille littéralement “à bras le corps”. Le sacre du printemps est par exemple une porte d’entrée formidable. En 1913, comment cela se passait, qu’est-ce ce que ça disait de la société, pourquoi ce poids et cette souffrance ? Et là On fait de l’art, mais aussi de l’histoire. Moi ça me passionne, c’est d’une vitalité sensible et en même temps une vitalité critique et émancipatrice. Et j’adore le partager.

visuel : affiche du festival: © atelier informationCare, Ronan le Régent / Photos : Richard Louvet et portrait de Latifa Laâbissi (c) Caroline Ablain

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Yaël Hirsch
Co-responsable de la rédaction, Yaël est journaliste (carte de presse n° 116976), docteure en sciences-politiques, chargée de cours à Sciences-Po Paris dont elle est diplômée et titulaire d’un DEA en littérature comparée à la Sorbonne. Elle écrit dans toutes les rubriques, avec un fort accent sur les livres et les expositions. Contact : [email protected]

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