Danse
«Balanchine, Teshigawara, Bausch»: une montée en apothéose de la force émotionnelle de la danse à l’Opéra Garnier

«Balanchine, Teshigawara, Bausch»: une montée en apothéose de la force émotionnelle de la danse à l’Opéra Garnier

27 October 2017 | PAR Sarah Reiffers

Pour ce nouveau spectacle, l’Opéra National de Paris a réuni deux œuvres de son répertoire et une nouvelle création qui explorent, chacune à leur façon, la notion d’«agonisme» et ses variantes, les contrastes, les oppositions, et la compétition. Pour une montée en apothéose de la force émotionnelle de la danse, de la légèreté maîtrisée de George Balanchine à la violence physique de Pina Bausch.

La soirée s’ouvre sur Agon, créé en 1957 par le New York City Ballet, le fruit d’une nouvelle collaboration entre Balanchine et Stravinsky après Apollon musagète en 1928. Douze danseurs, quatre hommes et huit femmes, se succèdent en douze séries pour composer un portrait de la rivalité parfaitement maitrisé dans le temps, l’espace, et les gestes. Pas de narration ici, juste la rencontre d’hommes et de femmes s’adonnant à une série de jeux au cours desquels les corps se mêlent, s’effleurent, et s’affrontent. Aux mouvements fluides, empruntés au ballet romantique, s’ajoutent la cassure et la fragmentation propres à Balanchine qui deviendront, au fil du temps, les éléments fondateurs de la danse moderne, pour un effet hybride typique de la danse néo-classique qui s’accroche aux traditions mais ose proposer quelque chose de nouveau. Le résultat sur scène est celui de corps mélangeant les mouvements ronds et carrés, une autre forme de défi qui vient s’ajouter à celle qui anime les interprètes, motivés dans Agon par l’idée d’émulation.

Dans Agon tout est posé et calculé, presque froidement, mécaniquement. Il en résulte une sorte de beauté épurée et impersonnelle qui laisse place, en deuxième partie, à la sauvagerie de la chorégraphie bien plus contemporaine du japonais Saburo Teshigawara pour sa nouvelle création, intitulée Grand miroir.

Inspiré par le Concerto pour violon d’Esa-Pekka Salonen, Grand miroir propose une réflexion sur la dualité de la vie. Dualité qui passe, d’abord, par la mise en scène: les corps évoluent devant des fonds, formés tantôt par d’autres corps, tantôt par un écran, tantôt par la lumière elle-même. Car comme dans la plupart des œuvres de Teshigawara, la lumière occupe une place majeure, ne se résumant pas à son rôle primaire d’éclairage mais s’imposant souvent. Elle est frontale, à revers, latérale, crée un jeu d’ombres et de lumières qui révèle les corps sous tous leurs angles – comme un miroir, finalement. Et puis, la dualité de Grand Miroir s’exprime aussi par sa fidélité à la musique qui l’a inspiré, et cela notamment lors du premier tableau où le moindre geste des interprètes fait écho aux mouvements sinusoïdaux et rapides du violon. Mais cette nouvelle création laisse quelque peu un goût amer, de par son manque de véritable force émotionnelle et de beauté chorégraphique, et ne fait, au final, qu’office de parenthèse entre les deux œuvres massives qui l’entourent.

Aux effets de miroir de Teshigawara succède la compétition tribale et violente du Sacre du printemps, revisité par la chorégraphe allemande Pina Bausch. Sa vision du Sacre est marquée, comme toute œuvre moderne, par les deux guerres mondiales et la prise de conscience de la cruauté et de la violence humaine. Ici, le printemps n’est pas représenté par des fleurs mais par de la terre brute, qui vient s’accrocher aux corps des danseurs comme la marque de l’effort, la trace laissée par la danse, le traumatisme de toute une génération. Si la chorégraphie de Pina Bausch emprunte à la tribalité du Sacre original, axé sur les traditions païennes russes, elle est cependant transposée dans une réalité bien moderne, et met donc en scène des thématiques qui lui sont propres, comme celle du sexisme. Mais sa chorégraphie n’est jamais un doigt pointé pour dénoncer: il s’agit plutôt d’un constat, qui cherche, par la force émotionnelle de sa danse, à faire vivre aux spectateurs la violence d’un sacrifice. Une violence exprimée notamment par les mouvements des corps, souvent tournés vers l’intérieur pour se porter un coup à la poitrine, reflet du sacrifice qui doit inévitablement être effectué. Dans la mise en scène, également, brute et dépouillée: il n’y aura ni lever, ni baisser de rideau, juste cette terre, installée devant nos yeux, et quelques projecteurs qui l’entourent. Les artifices de la scène exposés à la vue de tous, en somme.

Le Sacre de Pina Bausch, c’est aussi et surtout la guerre des sexes dans un monde patriarcal. Les hommes et les femmes y forment deux groupes qui se croisent mais restent bien distincts. Jusqu’au choix de la victime, après quoi ils ne font plus qu’un, s’unissent dans un rite de fécondité inspiré des danses primitives, et observent la victime désignée, délaissée par la solidarité féminine qui n’existe plus vraiment une fois que les autres se savent sauvées. En rendant les actrices de ce Sacre plus actives, plus conscientes du rôle que l’une d’entre elles va devoir jouer, Pina Bausch ouvre la voie à une réflexion poussée sur la nécessité violente du sacrifice comme moyen cathartique. Un rituel nécessaire au bon fonctionnement de toute société, expliquait René Girard, glorifié depuis la mort du Christ et permettant le renouvellement du sentiment d’individualité ainsi que la purge des tensions. La force de la chorégraphie de Bausch, portée par la musique pulsationnelle de Stravinsky, réside là, dans sa capacité à transmettre à la fois l’horreur et la nécessité absolue de la mort d’une pour le salut de tous.

Visuels: © Agathe Poupeney / Opéra national de Paris

 

 

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