Musique

Rencontre avec les yeux noirs

23 November 2010 | PAR Yaël Hirsch

A l’occasion de la sortie de leur 8e album, Tiganeasca (Zig Zag Territoires /Harmonia Mundi), toutlaculture.com a rencontré les deux frères fondateurs du groupe de musique Les yeux noirs. Issus d’une famille de musiciens qui n’a pas laissé se perdre l’héritage yiddish, Eric et Olivier Slabiak transmettent à leur tour l’âme du klezmer et de la musique tsigane. Réarrangeant les classiques des Balkans et de l’Europe de l’Est pour nos oreilles contemporaines, leur musique habitée invite au voyage et à la réflexion. A découvrir live les 3, 4 et 5 décembre à l’Alhambra pour les parisiens.

Pouvez-vous nous parler du titre de l’album, qui est aussi le titre d’un des morceaux de ce nouveau disque?
Eric Slabiak : Tiganeasca veut dire tsigane tout simplement. C’est le titre qu’on a arrangé pour l’un des morceaux de l’album. Le titre originel du morceau c’est « Hora Tigaenasca ». Hora c’est une danse roumaine. C’est un mouvement qu’on retrouve aussi en Israël car ce type de danse vient de Roumanie. Et Tiganeasca est « à la manière tsigane».

Y-a-t-il plusieurs langues tsiganes ?
Eric : Il n’y a pas plusieurs langues. C’est toujours du tsigane. Alors il y a différents dialectes tsiganes, mais il y a quand même une langue principale. Après ce sont des questions de prononciation ou de vocabulaire. Mais c’est surtout que les tsiganes en Roumanie parlent le tsigane avec des mots roumains ou le roumain avec des mots tsiganes. Et cela se décline comme ça dans tous les autres pays environnants comme la Hongrie. C’est comme les algériens en France qui parlent français avec des mots algériens. Souvent dans les langues, les gens déracinés finissent par parler la langue du pays où ils résident, avec des mots de leur langue maternelle. Et c’est cela qui se passe avec une tsigane, qui est une langue qui vient du Sanskrit. Les Tsiganes viennent d’Inde, ils sont partis, il y a mille ans.

Vous parlez toutes ces langues ?
Olivier Slabiak : Le Hongrois c’est très compliqué quand même.
Eric : Non, non. Certains d’entre nous parlent un peu de Russe. Marianne parle le Roumain et le Tsigane. Frank a appris un petit peu le Tzigane. Mois j’apprends le yiddish.
Olivier : Dario, notre violoniste, parle Serbe, car il est serbe.
Eric : Mais en revanche ce sont des langues qui nous sont très familières. On a l’oreille habituée à entendre ces langues.

Vous avez enregistré l’album dans une Eglise luthérienne parisienne, était-ce pour l’acoustique ou pour le symbole ?
Eric : Oui, c’était pour l’acoustique. C’était une proposition de la maison de disque et un choix qu’on a fait tous ensemble pour l’acoustique. On a enregistré en deux fois quatre jours avec des jours réservés uniquement aux prises de voix Parce qu’on n’a pas enregistré les voix avec les instruments, on les enregistré à part.

Et si vous avez choisi de jouer à l’Alhambra les 3, 4 et 5 décembre prochains. Avez-vous également choisi cette salle pour l’acoustique ?
Olivier : L’Alhambra est une belle salle et puis c’est une jauge qui correspond aussi au public qu’on attend. Après l’acoustique dans un lieu sonorisé comme ça est différente de l’acoustique dans le lieu de l’enregistrement où l’acoustique est vraiment importante pour la prise de son, parce qu’on voulait enregistrer comme en live.

Savez-vous qui est votre public ?
Eric : On a un public de tous les milieux culturels, sociaux, et cela nous plaît. Que cela puisse faire résonner chez plein de personnes de tous bords quelque chose de sensible. Que cette musique juive ou tsigane  puisse toucher des non-juifs ou des non-tsiganes… Ce sont des musiques de minorités, de gens qui ont souffert, qui sont méconnus, qui sont mal compris et pour ces raisons-là qui souffrent et sont chassés. Que cette musique puisse faire que des gens s’intéressent et soient sensibilisés est très important. Il y a des gens qui ne savent pas exactement : les tsiganes  sont pour eux des gens qui vivent dans des caravanes, et ils savent que les juifs ont été dans des camps de concentration.  Mais il ne font pas le rapprochement avec la musique. Il y plusieurs cœurs dans ces communautés-là : un cœur littéraire, un cœur pictural. Et tous ces cœurs forment un grand cœur. Quand les gens par la musique s’approchent de ces cœurs, cela me touche beaucoup.

Olivier : Il y a des gens qui viennent nous voir régulièrement et qui se demandent s’ils n’ont pas des origines juives ou tsiganes, tellement ils ressentent cette musique. C’est intéressant que les gens se posent la question. Après peu importe qu’ils aient des origines ou pas. Mais cela fait se poser des questions. Et c’est une ouverture sur ces cultures.

La cassette que vous avez retrouvée où votre grand-mère chante « A brievele der mamen » a-t-elle inspiré cet album ? (La voix originelle est à entendre à la fin du CD)
Eric : Ça n’a pas vraiment inspiré l’album. La pièce s’est ajoutée au disque quand il y avait déjà pas mal de titres en cours d’arrangement ou que l’on jouait sur scène. C’était il y a trois ans. C’était en Israël chez mon oncle Fernand. Par hasard, il a voulu me ressortir des archives familiales, et il a trouvé cette cassette. Et la première chanson sur laquelle on est tombé, c’est ma grand-mère qui chantait une chanson. J’avais toujours gardé en mémoire cette chanson chantée par elle. Mais avec les années qui passaient, j’avais fini par me demander si ce n’était pas mon imaginaire qui avait inventé que ma grand-mère chantait cette chanson. Cela m’a confirmé que mes souvenir n’étaient pas faussés par le temps.

Olivier : Notre grand-mère chantait pour la famille. Mais elle participait dans les années 1950 à la vie culturelle yiddish parisienne. Elle venait d’une famille de musiciens. Dans l’album, il a des photos où on la voit toute petite avec ses frères et sœurs et c’était quelqu’un qui avait beaucoup chanté et qui était vraiment musicienne. Elle est arrivée à 18 ou 19 ans de Pologne en France. Elle a passé la guerre entre Paris et le Sud, au-delà de la ligne de démarcation, vers Grasse. Mon grand-père paternel a été en camp de travail, mais elle, notre grand-mère maternelle, n’a pas été déportée.

Quelle est la part de création et la part des reprises sur Tiganeasca ?
Olivier : En fait, on ne se pose pas vraiment la question. On se laisse aller à l’inspiration. S’il y a un morceau qui nous plaît et dont on veut faire une reprise, on ne cherche pas à faire dans notre répertoire une part équilibrée entre les reprises et les compositions. Cela vient naturellement. Dans cet album, il y a plus de reprises que de compositions. Il y a des reprises dans lesquelles on a également intégré une part de composition.

Eric : Mais c’est ce qui se passe dans toutes les reprises. On n’utilise que l’harmonie et la mélodie, le rythme. Et encore on modifie le rythme et l’harmonie, en restant cohérent pour que la mélodie ne soit pas complètement changée et déformée. Mais après tous les contre-champs ou les ritournelles entre deux couplets, c’est toujours de la création, de la composition. C’est ce que l’on appelle de l’arrangement. On est inspiré par la mélodie sur laquelle on se base pour construire et réécrire des choses, mais c’est de la composition.

Et comment alliez vous création musicale et transmission d’une tradition ?
Eric : On n’a pas envie de laisser la musique en l’état, c’est-à-dire avec les harmonies et les rythmes originels. On a plutôt une vision actuelle de la musique en général. Et cette musique on essaie de l’amener vers nous et aux oreilles de personnes qui n’ont pas forcément écouté tout ce qu’on a aimé depuis très longtemps. Mais en même temps on n’a pas envie de faire de la techno en utilisant de la musique des Balkans. Le matériau prépondérant de nos albums c’est cette musique ancestrale qu’on a envie de restituer au plus près de ce qu’elle est originellement, même si les sons, les rythmes sont modifiés. Ce qui doit rester authentique, c’est la mélodie. La mélodie n’est quasiment pas retouchée.

Olivier : Mais quand on reprend des standards, on les réinterprète parfois. On a osé mettre des guitares électriques dans « A yiddishe mame » au risque de choquer les grands-mères. Et les grands-mères ont été très réceptives. Et la réaction a été : « C’est génial ce que vous avez fait, parce que du coup nos petits-enfants vont écouter cette musique là et connaître une part de cette culture là à laquelle ils n’auraient peut-être pas eu accès s’ils avaient écouté de vieux enregistrements ». C’est donc perpétuer cette tradition-là.

Avez-vous pu voir l’exposition sur la radical Jewish Culture au MAHJ ?
Eric : Non je n’y suis pas allé. Il paraît que c’était magnifique.

Olivier : Malheureusement, on n’y est pas allés. J’adore tout ce mouvement de musiciens. Tout ce qu’ils ont fait autour de la musique yiddish, justement, ils ont réussi à l’amener dans différents styles de musique et ils ont rendu accessible cette culture à travers ce métissage. Je connais Zorn depuis très longtemps, Kracauer arrive à s’intégrer dans des projets complètement en dehors de sa culture. Je l’ai entendu avec des rappeurs et il vient toujours avec sa sonorité si particulière qui intrigue toujours les gens et les amène vers la culture yiddish. Il ne dénature pas, mais il les amène de façon très intelligente.

Sur votre site, on peut voir un film sur la vie des « Yeux Noirs ». Olivier, qu’est-ce qui vous a poussé à réaliser ce film ?
Olivier : Je suis attiré par beaucoup de choses. Entre autres, l’image m’intéresse beaucoup. Pendant des années, quand on partait en tournée, j’avais toujours avec moi une caméra. C’était important pour moi d’archiver tout ce qu’on vivait. Et un jour j’ai monté toutes ces images. Parce qu’on a vécu des choses assez importantes, assez fortes, on s’est posé dans des endroits, on a échangé des choses. On a un parcours dont on peut être fiers, je crois et j’avais envie de ne pas garder ça que pour nous. Et de montrer un petit peu tout ce qu’on fait à mes enfants et à mes parents. Quand on vit le bonheur comme ça, le vivre seul, je trouve cela extrêmement frustrant, et j’avais envie de le partager. Voilà pourquoi j’avais toujours cette caméra à la main.

Vous jouez les reprises les plus mélancoliques de l’album comme « Dona, Dona » ou « Asun Daje Mori » (Ecoute-moi, maman) sur un rythme soutenu. Est-ce pour les rendre plus joyeuses ?
Eric : Ce n’est pas un rythme joyeux sur Dona. C’est rythmé, mais pas joyeux, ça reste mélancolique. Il y a quelque chose qui avance tout en reculant un peu. C’est un rythme typiquement de Bucarest, des tsiganes de Bucarest… Mais c’est ce qui donne cette couleur dans la musique yiddish qui peut être triste mais pas toujours désespérée.

Olivier : Je crois que c’est assez caractéristique dans cette musique là de pouvoir chanter des textes assez nostalgiques sur une musique qui ouvre vers l’espoir. Je trouve cela mieux que de souligner au marqueur la tristesse avec la mélodie. Le rythme allège un peu le texte.

De quoi parle la chanson « Anii Mei si Tineretea » (« Mes années, Ma jeunesse ») ?
Eric : C’est la traduction de notre cymbaliste qui est roumain tsigane. C’est le désespoir d’une femme qu’on imagine dans un café en train de se souvenir qu’elle a été abandonnée par son mari. Elle est à un âge mûr où elle a l’impression qu’elle a été flouée, bernée par les hommes. Finalement tout ce qui lui reste ce sont ses enfants. C’est la seule chose qui la retienne. Elle dit à un moment qu’elle ne veut pas mourir pour pouvoir élever ses enfants. C’est une femme qui a été déçue par les hommes, trompée sur le fond de leurs sentiments sur elle. Elle est au bord du suicide mais qui veut quand même continuer à élever ses enfants. Ça c’est quelque chose de très balkanique et slave. Je ne sais pas si c’est le plaisir, parce que ce serait quasi malsain de dire cela, mais le plaisir de se plaindre ou alors se plaindre et que cela en devienne du plaisir. Dans les Balkans on fait des grandes déclarations sur le malaise et le mal-être et l’on en fait une chanson. En Hongrie aussi cela existe. Il y a les mélodies les plus tristes, sublimes. La mélodie de Georges Boulanger, « Sombre Dimanche », avait été interdite en radio, parce qu’il y avait beaucoup de suicides.

« A brievele der mamen » fait penser à la lettre de la mère dans « Vie et destin » de Vassili Grossman. Est-ce un thème récurrent chez les juifs d’Europe de l’Est ?
Eric : Il y a beaucoup de chansons sur ce thème. Il y en a une autre qui s’appelle « oyfn veg shteyt a boym » (« Près du chemin il y a un arbre ») et dans l’arbre il y un oiseau qui veut quitter son nid et la mère lui dit non ne t’élance pas. Donc la mère retient son fils. Il y a souvent dans les chansons yiddish ces rapports entre les parents et les enfants. Ce sont vraiment les chansons de la période de l’émigration des juifs vers les États-Unis. C’était en fait adressé aux enfants qui partaient aux États-Unis qui finissaient par faire venir leurs parents. Il y avait cette inquiétude de la mère de ne pas revoir son fils et d’avoir des nouvelles. Et là je suis en train de lire le livre de Robert Bober «On ne peut plus dormir tranquille quand on a une fois ouvert les yeux » (P.O.L.). Et il cite cette chanson « A brievele der mamen », et il parle de l’attente de sa tante qui est partie aux États-Unis à une période où les parents étaient encore en Pologne et où il fallait absolument écrire aux parents pour donner des nouvelles très régulièrement. De nos jours c’est pareil, ma sœur est en Martinique depuis 13 ans, et quand ma maman n’a pas de nouvelles de ma sœur, elle s’inquiète pendants deux jours. Deux jours, alors qu’elle est à 6000 kilomètres. Les nouvelles c’est tous les jours. Cela dit lorsque nous n’avons pas de nouvelles de nos parents pendant plusieurs jours, nous nous inquiétons.

Y-a-t-il une différence de conserver la musique chez les tsiganes et les juifs quand on sait que les premiers sont volontairement toujours en chemin, et les seconds cherchent souvent un pays où s’installer ?
Olivier : Je pense que c’est pareil. Les juifs se sont déplacés avant la Shoah. Ils ont toujours été en mouvement.

Eric : Enfin, ils ont été en mouvement, mais je crois que la différence fondamentale entre les déplacements des juifs et des tsiganes est que les premiers sont nomades et les deuxièmes sédentaires et chassés. Mais les tsiganes ont été chassés aussi. Et ils ont forcément une histoire commune avec les juifs. Ce sont deux peuples chassés à qui l’on prête des coutumes, des croyances, des pouvoirs mystérieux et inquiétants. Et c’est cette inquiétude là et la méconnaissance qui pousse les peuples à avoir peur et à les chasser. Ce sont les mêmes facteurs qui génèrent les destinées tragiques de ces deux peuples. Dans cette histoire là, ils se retrouvent. Et après pour aller glaner les cultures, c’est le même fonctionnement. Ils sont influencés par la musique traditionnelle des pays dans lesquels ils se trouvent. La différence c’est qu’il y a très peu de culture écrite chez les tsiganes, alors qu’il y a une grande culture littéraire et tsigane chez les juifs. Chez les tsiganes, il n’y a pas de grands peintres, il n’y a pas de compositeurs de musique, il y a des mélodies qu’un tel pique à l’autre. Il n’y a pas d’œuvre écrite. Il y a des gens qui archivent. Moi j’archive, j’ai une grande collection de vinyles et de cds de musique tsigane. Il y a l’Institut des études tsiganes et dans le monde, il y a des gens qui s’occupent de cela. Mais peu, par rapport à leurs longues histoires au pluriel. Il y a peu de chose sur eux. Mais en même temps, ils cultivent quelque chose de singulier, ils ne veulent pas être comme les autres, ils ne veulent pas être assimilés aux sociétés sédentaires. En même temps, ils sont un peu responsables aussi de ça.

Et vous, aimez-vous votre vie nomade, de concert en concert ?
Eric : Je suis très sédentaire. Le fait de partir si souvent en tournée nous donne notre dose d’évasion et j’ai très rarement envie de partir en dehors des tournées en vacances. Il y a qu’un seul endroit où j’aime aller c’est en Israël, pour me reposer. Je n’aime pas voyager particulièrement. Parce que la position de touriste, après avoir gouté à la place de quelqu’un d’actif dans ces voyages, ne me plait pas du tout. Je me sens inutile et con comme touriste. Je préfère la sensation d’être dans un endroit, en disant : « tout à l’heure à 17h, on a la balance, après on a le concert, de rencontrer les gens du pays qui voient ce qu’on fait. On échange quelque chose. Eux ils nous parlent du pays, de leur culture, de ce qu’ils vivent au quotidien. Et nous aussi, mais il y a un endroit autour duquel on va discuter, c’est la musique, ce qu’on leur donne. Ils sont venus nous écouter pour une certaine raison. Une sensibilité nous réunit forcément. Ce sont des facteurs que je ne peux plus discuter d’un voyage.

Comment s’est transmise cette culture yiddish dans votre famille ?
Eric : Cette musique là s’est transmise dans les générations jusqu’à la notre. On a toujours entendu ça à la maison. Chez nous il y avait aussi Jacques Brel, Ferrat, Ferré. On écoutait aussi beaucoup de musique classique. C’était le rêve de nos parents que l’on soit des musiciens classiques.

Olivier : Le souvenir, aussi, ce n’est pas tant les disques que nos grands-mères qui nous prenaient sur les genoux et qui nous chantaient des chansons. Le yiddish nous fascinait. On ne comprenait pas. On ne savait pas ce que c’était.

Eric : On croyait que cela faisait partie du français mais que c’était des mots qu’on ne comprenait pas encore. A l’école parfois, on arrivait, et l’on répétait des mots que l’on avait entendus à la maison. On pensait qu’il fallait être adulte pour comprendre ces mots-là. Comme nos parents parlaient yiddish pour qu’on ne comprenne pas ce qu’ils disaient, on n’avait jamais la réponse à « Qu’est ce que c’est que ces mots ».

Olivier : Et nos parents venaient de Pologne, mais ne parlaient pas polonais. Ils ont fait un rejet de cette langue, puisque chassés de cette langue. Quand on nous demandait d’où venait notre nom, on ne disait pas « polonais », mais « juif-polonais ». C’était une identité être juif-polonais.

Et l’attirance pour la culture tsigane est-elle également venue très tôt ?
Olivier : On a été attirés, mais plus tard par le tsigane. Ce que l’on savait au début de la culture tsigane, c’était d’abord via le jazz manouche de Django et puis après quelques mélodies comme ça qu’on entendait, mais on ne connaissait même pas l”existence de la langue tsigane.

Eric :  J’ai des souvenirs avec la langue tsigane. On habitait à une quarantaine de kilomètres de Paris. Et il y avait un terrain vague, avec de temps en temps, un ou deux mois pas an, des manouches qui s’installaient comme ça ; ca me fascinait que des gens puissent vivre dans des caravanes. Partir et revenir. Et puis les chiens, les gamins qui couraient. J’avais huit dix ans et pour moi, c’était la liberté, j’avais déjà cette attirance : je ne savais pas exactement qui étaient ces gens. Après, quand on a travaillé dans des cabarets à Paris où l’on a travaillé avec des musiciens tsiganes, il y avait une fascination, parce que dans leur manière d’être et dans leur chant, il y avait une espèce de violence et de liberté. Un tempérament fort. Ce sont des gens qui ne laissent pas faire. J’avais et j’ai toujours la fascination de ça. Les gens qui n’ont pas peur de marcher à côté de la société, de ne pas traverser forcément dans les clous. Dans leur musique cela s’entend. Moi je le ressens. Une violence qui n’est pas destructrice, pour ramener la vie tout le temps au présent, pas de projection, évidemment. Il n’y a pas de projet à long terme. Chez les tsiganes on vit le moment au présent, on fume quatre paquets de cigarettes, on descend trois bouteilles de whisky dans la soirée. Ce n’est pas ça qui m’attire mais cela fait partie du décorum du monde que l’on a vu dans les cabarets. Chaque jour est une fin en soi.

Quand avez-vous décidé de vous engager pleinement dans les musiques juives, tsiganes et des Balkans ?
Olivier : Cela ne s’est pas fait en un jour. On ne l’a jamais vraiment déclaré.

Eric : Tout a commencé par un ami russe qui habitait notre ville à l’époque et qui nous a dit : « Avec vos origines, vous devriez faire de la musique tsigane ou russe». Il avait un restaurant où il nous a proposé de jouer et on l’a pris au mot. On a demandé des partitions à notre oncle. Il nous en a envoyé . Avec nos deux sœurs au violoncelle au piano et au violoncelle, on a appris douze morceaux, ça a cartonné. Et on a joué les douze morceaux en boucle. On les a même arrangés pour un quatuor à cordes et on les a joués aux terrasses , et on a fait pas mal d’argent. Enfin, pour nous c’était le début de l’autonomie. Ces douze morceaux, on les jouait de manière plutôt classique, peut-être maladroite même. Mais c’est ça qui a été le déclencheur de ce qu’on fait aujourd’hui.

Olivier : C’est vrai que notre oncle (Leo Slab était un grand violoniste qui a notamment joué aux côtés de Joseph Reinhardt, Eugène Vées ou Henri Crolla ndlr), qui lui connaissait ce milieu là, nous disait qu’il ne nous donnerait pas de conseils. Il nous disait qu’il n’y avait pas d’avenir. Mais nous étions attirés…

Eric : C’est vrai qu’à chaque fois que nous entendions cette musique, nous étions très émus. Notre imaginaire avait tellement travaillé autour des soirées racontées par nos parents où notre oncle Leo jouait chez Raspoutine. De soirées avec les chanteurs, les chanteuses, les musiciens, les accordéons, les cymbalums, les balalaikas… Quand on a écouté cette musique avec des oreilles un peu mieux formées, on avait l’impression que c’était la musique de notre famille. On avait tellement fantasmé, et cela nous faisait voyager dans l’histoire de notre famille, la plus fantasmagorique, celle des longues nuits, du champagne et de l’argent aussi. Nous on vient d’un milieu vraiment modeste et tout cela était une évasion vraiment inouïe. Imaginer que notre oncle avait pu fréquenter des gens vraiment aisés et des stars de cinéma de l’époque, c’était un vent de liberté et des promesses pour nous. Quand il nous a dit il n’y a pas d’avenir, il ne nous a pas cru, et s’il n’y avait pas d’avenir, on a décidé qu’on allait en inventer un.

Rester en famille pour faire cette musique a-t-il toujours été une évidence ?
Eric : On a été vraiment habitué, non pas seulement à travailler, mais à être en famille tout le temps. Il y a un désir de nos parents de rester proches, qu’on reste tous unis. Et je crois qu’en nous mettant la musique entre les mains, pour eux, c’était comme une alliance entre nous

Olivier : Dès qu’on a rencontré des musiciens dans ces milieux là on a été associés tout de suite. Ils parlaient des frères. En plus on a rencontré des musiciens qui nous parlaient de notre oncle.

Eric : On était super fiers.

Olivier : Eux étaient toujours dans ces cabarets qu’il avait quittés…

Eric : …Dans les années 1970

Olivier : Il avait laissé quand même un souvenir …

Eric : C’était un grand musicien. Il n’a pas fait de carrière de soliste, mais dans ces milieux, il a laissé un grand souvenir. Il était un précurseur en plus. Il a fait entrer le jazz dans les cabarets. Et il a été le premier à faire électrifier son violon, avant Grappelli. Il avait un copain des Etats-Unis qui avait ramené un système de guitare, et lui l’avait adapté sur son violon. C’était un bricoleur en plus. Il voulait créer quelque chose dans cet univers des musiques traditionnelles. Il avait déjà un peu cette démarche qu’on a nous. On a pris la suite de ça je pense.

Olivier : C’était étonnant de voir à quel point Leo était une figure dans le milieu des musiciens. On en entendait parler dans notre famille, on savait qu’il jouait bien, mais on n’imaginait pas à quel point il était connu. Après il est parti vivre dans le sud à Avignon, où il vivait dans une caravane au début, il vivait vraiment comme un gitan, les dernières années de sa vie, il s’est acheté une maison et s’est fixé à Avignon. Il nous a transmis des choses malgré lui. Il ne nous a pas donné directement les ficelles pour y arriver. Parce que lui vivait aussi dans cette frustration de ne pas avoir fait la carrière qu’il aurait aimé faire. Je pense qu’il aurait aimé vraiment faire une carrière de musicien comme Grappelli. Il s’est posé, il est devenu premier violon à l’opéra d’Avignon. Il a eu une vie pépère, tranquille. A la maison, il y avait toujours cette idée que Leo n’avait pas réussi sa carrière. C’était un challenge aussi de ne pas faire comme notre oncle.

Les yeux noirs, « Tiganeasca », Zig Zag Territoires/ Harmonia Mundi, 16 euros, Sortie le 4 novembre 2010.

En concert à Paris les 3et 4 décembre à 20h, le 5 décembre à 18h, L’Alhambra, 21 rue Yves Toudic, Paris 10e, m° République/ Jacques Bonsergent, 32 à 38 euros, TR : 20 euros. Réservation ici.

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Paris revêt ses habits de fête
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Yaël Hirsch
Co-responsable de la rédaction, Yaël est journaliste (carte de presse n° 116976), docteure en sciences-politiques, chargée de cours à Sciences-Po Paris dont elle est diplômée et titulaire d’un DEA en littérature comparée à la Sorbonne. Elle écrit dans toutes les rubriques, avec un fort accent sur les livres et les expositions. Contact : [email protected]

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