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[Interview] Thomas Enhco, Feathers : « Cet album je l’ai voulu littéraire et poétique, riche et accessible »

[Interview] Thomas Enhco, Feathers : « Cet album je l’ai voulu littéraire et poétique, riche et accessible »

18 March 2015 | PAR Marie Charlotte Mallard

Un Jazz sensible et poétique telle est la formule que nous propose Thomas Enhco dans son nouvel opus Feathers. Un album où le jeune pianiste conte la passion et extrait la tendresse comme la violence que nous impose parfois les sentiments amoureux. De passage à Paris, Thomas Enhco a répondu à nous parle de cet album très personnel. Ne manquez pas gagner un album dédicacé grâce au concours toutelaculture

Cet album est très contrasté, et revêt de ce fait quelque chose de très baudelairien,  peut-on parler d’une forme de spleen et idéal musical ?

C’est un album que j’ai voulu très littéraire et très poétique. J’ai beaucoup pensé aux mots comme aux maux… Il y a effectivement des côtés très sombres, tout simplement parce que lorsque je l’ai composé j’étais dans une période obscure et très spleen. Je rêvais beaucoup d’idéaux et je lisais énormément de poésie.

Cet opus rappelle particulièrement l’imaginaire poétique du 19e siècle, avez-vous un attachement particulier à ce siècle, en termes de musique, mais également de littérature et de peinture ?

Je suis effectivement très attaché à la musique classique romantique du 19e notamment aux compositeurs allemands comme Schumann, Brahms mais aussi à Chopin. J’aime également beaucoup les écrivains de cette époque et j’ai lu beaucoup d’écrivains français et allemands de la fin du 19e. Ce romantisme, cette espèce d’absence de pudeur des émotions mais en essayant toujours de construire une forme littéraire ou musicale poétique qui raconte une histoire me touche énormément. J’ai voulu concevoir cet album avec des morceaux qui racontent une histoire et en l’occurrence une histoire d’amour.

Ce disque apparaît également comme un parcours, oscillant entre douce mélancolie et légère allégresse, peut-on parler d’une balade romantique, avec tout ce que le terme romantique en musique comporte de contrasté ?

Cela raconte les étapes d’une rupture et de la reconstruction qui suit. Je voulais laisser éclater une certaine folie, un certain tourbillon, une sorte de déchaînement des sentiments. Je n’ai pas trop pensé à la nostalgie car ce n’est pas tant tourné vers le passé, mais il y avait des choses très passionnelles et de vraies tempêtes, des batailles qui se livraient. C’est ce que j’ai essayé de raconter avec le piano de la façon la plus orchestrale possible. J’ai beaucoup travaillé dans ce sens-là pour essayer de faire intervenir des personnages, des voix, des textures, des mondes, dans des univers un peu spéciaux, tout ça sur un seul instrument dont la palette sonore est infinie. Donc il y a des morceaux très romantiques et apaisés, d’autres qui sont des déclarations d’amours, et puis des batailles. Il y a aussi une forme de résignation, notamment dans le morceau Letting you go, qui parle de laisser l’autre prendre un chemin différent, ou de le laisser grandir quand on ne peut pas grandir ensemble.

Vous dîtes que ce n’est pas tourné vers le passé, néanmoins il y a quelque chose de très réflexif, comme un regard en arrière où une prise de recul ?

Il y a surtout la notion de grandir : de la difficulté de grandir, de laisser l’enfance derrière soi sans pour autant mettre un costume d’adulte, sans être faux. En faisant cet album, j’ai eu l’impression de rajeunir, d’être plus jeune après qu’avant. Ce que je voulais raconter c’était aussi la difficulté dans l’expérience d’une rupture amoureuse et d’un chemin qui nous fait grandir, de ne pas s’endurcir et de ne pas devenir faussement adulte. C’est ce qu’évoque pour moi le titre de l’album Feathers, les plumes : l’idée qu’il y a le plumage d’enfant et celui d’adultes.

Au-delà du jazz, il nous semble retrouver du Debussy, du Schubert ou du Schumann dans certains titres, ces compositeurs inspirent-ils votre imaginaire ?

Effectivement ce sont des compositeurs que j’affectionne particulièrement. Je ne saurais pas clairement parler du processus d’inspiration. J’ai toujours écouté beaucoup de musique, été très sensible à cela, mais aussi à la littérature, à la peinture et au cinéma. Beaucoup de choses m’inspirent et la manière de l’exprimer la plus adéquate pour moi c’est le piano. Quand j’étais petit j’écrivais des chansons et des poésies, je dessinais, mais la chose la plus évidente était le piano. Maintenant je suis incapable de définir la part de Schumann, de Van Gogh ou de Keith Jarrett dans ce que je compose. Tout cela est une marmite dans laquelle les choses bouillonnent. Quand j’écris un morceau ou quand je joue une improvisation, j’ai envie simplement d’écrire la musique que j’ai envie d’entendre. Tout le travail technique et théorique dans la musique va être dirigé par un seul but, c’est être le plus sensible et réactif possible aux impulsions pour que je puisse réagir de la manière la plus instinctive à n’importe quel moment, sans avoir de barrière ni technique, ni théorique, pour que ce soit complètement fluide entre les émotions, le cerveau et ce qu’il se passe dans les mains que ce soit sur le clavier ou avec un crayon et du papier à musique.

Pour revenir sur les références littéraires, quels sont ces lectures que vous évoquiez, qui vous ont touché et figurent parmi vos favorites ?

Ce sont souvent des auteurs qui ont vraiment un grain de folie que ce soit en peinture, en musique comme en littérature.  Dernièrement, j’ai lu Albert Cohen, Belle du seigneur et je me suis beaucoup retrouvé dans les passages où ça débloque complètement, où il n’y a plus de ponctuation et où il y a une espèce de flux d’idées et d’associations comme dans un rêve assez violent. Maupassant m’a beaucoup marqué adolescent et récemment j’ai lu Rilke. Il y a aussi un auteur qui a une écriture assez austère mais dont j’adore le propos c’est Hermann Hesse. J’aime également Stephan Sweig. Des auteurs qui parlent de l’amour de la souffrance, de la beauté et de la recherche de la beauté.

En termes de jazz, on vous classe dans cette mouvance néo-jazz qui oscille entre différentes inspirations et diversifie les harmoniques, est-ce un style dans lequel vous vous reconnaissez ?

Je ne me pose pas la question. A chaque fois que j’ai essayé de savoir à quel mouvance je pouvais appartenir, ce fut très néfaste parce que je mettais à réfléchir à des étiquettes, à des cases dans lesquelles il fallait que je loge des choses et je n’aime pas ça. Dans la vie, je suis assez mauvais pour désigner des choses et les mettre dans des catégories. J’ai du mal à compartimenter, qu’il s’agisse de relations humaines, de sentiments, de buts ou de vocations. Je ne joue pas du ragtime, du beebop à fond même si ce sont des styles que j’adore écouter, ni des rythmes ultra-compliqué. J’aime écrire des chansons, improviser dessus et faire chanter mon instrument. Ce que je recherche c’est que la musique elle-même soit extrêmement simple d’accès mais composée d’une infinie complexité, d’une palette extrêmement large. Lorsque vous regardez un tableau, au départ vous êtes subjugués par une émotion très claire et très simple. Puis, plus vous l’observez, plus vous distinguez des couches, différents plans, détails et textures. De ce fait, plus vous apercevez la technique et sa complexité. C’est aussi ce que j’aime dans la musique: il y a cette une émotion brute et claire, puis après plusieurs écoutes on se rend compte qu’il y a plusieurs niveaux d’écoutes différentes. J’essaie de faire une musique qui soit riche et complexe mais facilement accessible, comme si le but suprême était la simplicité.

Votre carrière a débuté très jeune, comment avez-vous vécu et géré cette précocité ?

On ne m’a jamais rien imposé, ni mis aucune pression pour ça. J’ai toujours été un peu en marge à l’école, je m’ennuyais vite avec les gens de mon âge, et c’était d’ailleurs le cas jusqu’à ce que j’ai 22, 23 ans. Très vite je suis allé à l’école à mi-temps et je suis rentré au conservatoire. J’étais quasiment dans tous les contextes, professionnel, amical ou familial, le plus jeune mais j’étais très à l’aise dans un monde plus âgé et plus adulte. Le paradoxe est que j’ai toujours eu l’impression d’être très mature dans la musique, mais très enfantin et très naïf dans mes sentiments et dans ma vie affective.

Il y a d’ailleurs un côté très jeu d’enfant, comme dans les Scènes d’enfances de Schumann était-ce quelque chose que vous souhaitiez exprimer ?

C’est quelque chose que j’ai un peu rejeté à une époque, notamment au conservatoire ou je m’interrogeais beaucoup et m’engageais sur une voie un peu intello. Puis je me suis rendu compte que ce n’était pas du tout naturel pour moi. Ça m’a pris du temps mais maintenant j’accepte totalement cette part d’enfance en moi et même je la revendique, parce que c’est comme ça que je prends mon pied en jouant, en étant le plus honnête possible. Il faut que ça vienne du cœur, sinon comment toucher le cœur des autres.

Y-a-t-il des titres qui se détachent particulièrement plus pour vous, auxquels vous êtes plus attachés ?

Il y en a plusieurs, ça dépend un peu des étapes de cette histoire d’amour. Il y en a une qui s’appelle Je Voulais te dire, c’est comme une lettre d’amour donc j’y suis attaché pour cela. Il y en a Letting you go qui est la résignation, le fait de partir vivre une vie différente pour s’épanouir. Il y a Sand creek song, un titre un peu guerrier, dramatique. Le titre en lui-même, évoque un événement dramatique de la guerre de sécession aux Etats-unis, mais c’était un prétexte pour écrire ce morceau qui évoque des choses belliqueuses chez moi. Mischievous est plus espiègle, et puis il y en a un qui s’appelle I’m Fine Thank You qui est un peu la conclusion de tout cela.

Vous dîtes que cet album conte une histoire personnelle, comment s’est-il conçu, est-ce qu’il s’est composé en un seul fil continu où de façon morcelée ?

Je l’ai composé en deux ans, et chaque chose qui y est évoqué, je l’ai vécu. Tout s’est écrit dans le désordre mais l’ordre final a été très évident. Quand je l’ai enregistré, je sortais d’une violente pneumonie, j’étais à peine guéri. Comme j’étais très faible, je ne pouvais pas jouer plus de deux trois heures d’affilé. J’avais donc décidé d’enregistrer chaque jour une pièce très imposante, que j’entourais d’un morceau plus mélancolique, et d’un autre plus neutre, voire joyeux. Chaque jour je pouvais passer moi-même par des états différents. En concert c’est ce que je fais aussi, je ne joue pas tout, je choisi les pièces que je veux interpréter de la même manière.

Etait-ce un besoin d’expulser ?

L’album aurait pu s’appeler catharsis ! Une fois enregistré, je ne voulais presque plus le jouer. Puis, je me suis dit qu’à partir du moment où cette musique devenait publique ce n’etait plus mon histoire. Chacun va y projeter ce qu’il veut. Les titres évoquent des choses pour moi mais j’ai pu me débarrasser de ces sentiments en les enregistrant. Quand je les joue, j’essaie de sortir de cette histoire et d’en imaginer une autre, même si parfois je m’y replonge lorsque je peine à trouver un autre imaginaire et que cela peut s’avérer difficile.

Quels sont vos projets après cet album ?

Il y a un gros concert au châtelet le 7 mai, je serais en solo avec deux invités Kurt Rosenwinkel guitariste et Henri Demarquette et ce sera entre jazz et classique. Pendant cette période, j’enregistrerais un autre album avec Vassilena Serafimova, musicienne bulgare et percussionniste classique. C’est une virtuose notamment des marimbas. On joue en duo, on a transcrit du Bach, du Mozart, du Mendelssohn, du Piazzolla. On interprète certaines de mes compositions et du folklore bulgare où on chante également. Sinon, je continue les concerts avec mon trio, on va faire les gros festivals et je vais jouer pas mal à l’étrangers.

Thomas Enhco, Feathers, Verve, sortie le 9 mars.

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Marie Charlotte Mallard
Titulaire d’un Master II de Littérature Française à la Sorbonne (Paris IV), d’un Prix de Perfectionnement de Hautbois et d’une Médaille d’Or de Musique de Chambre au Conservatoire à Rayonnement Régional de Cergy-Pontoise, Marie-Charlotte Mallard s’exerce pendant deux ans au micro d’IDFM Radio avant de rejoindre la rédaction de Toute la Culture en Janvier 2012. Forte de ses compétences littéraires et de son oreille de musicienne elle écrit principalement en musique classique et littérature. Néanmoins, ses goûts musicaux l’amènent également à écrire sur le rock et la variété.

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