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[Chronique] “Krieg und Frieden” d’Apparat : la mutation théâtrale du prodige electronica

[Chronique] “Krieg und Frieden” d’Apparat : la mutation théâtrale du prodige electronica

31 January 2013 | PAR Bastien Stisi

[rating=3]

Sascha Ring, le leader et fondateur d’Apparat, poursuit la transformation bipolaire de sa créativité musicale initiée depuis une demi-douzaine d’années avec la sortie dans les jours à venir de Krieg und Frieden, son septième album personnel. Le Dj et producteur berlinois écarte de nouveau les prémices IDM et electronica de son univers séculaire afin de composer la bande sonore d’une adaptation de Guerre et Paix de Tolstoï par le metteur en scène Sebastian Hartmann. Un voyage classique et électronique d’un lyrisme stupéfiant.

Quiconque garde à l’esprit les premières années du règne d’Apparat sur la scène électronique berlinoise des années 90 mesure aujourd’hui l’évolution emphatique et biscornue connue par le talentueux Sascha Ring, son audacieux et téméraire meneur. Avec Multifunktionsebene (2001), première matérialisation studio de ses années de vagabondages dans les clubs les plus huppés de la capitale allemande, l’artiste maculait alors son univers de sonorités electronica et IDM (Intelligent Dance Music), proche de ce que pouvait produire l’irlandais Aphex Twin ou les membres britanniques du groupe Autechre. Après avoir co-réalisé le second album de la très influente Ellen Allien et exécuté un autre album à ses côtés en 2006 (Orchestra of Bubbles), Apparat s’écarte un peu l’année suivante de l’élitisme ésotérique electronica afin de confectionner un album popisé et nouvellement vocal (Walls), avant de surélever encore le concept en 2011 avec la sortie de The Devil’s Work, opus dans lequel Sascha Ring prend le micro et pose sa voix sur la quasi-totalité des morceaux. Définitivement plus accessibles, plusieurs titres de l’album sont utilisés pour illustrer des séries télés (Skins et Breaking Bad), alors que « Goodbye » apparaît dans la bande-annonce du dernier film de Jacques Audiard, De Rouille et d’Os.

Avec la parution de Krieg und Frien (Music for Theatre), l’environnement sonore d’Apparat prend encore une dimension nouvelle, et tend quasiment à faire de Sascha Ring un compositeur de musique classique, bande-son lyrique et baroque qui ne rappelle le statut de DJ electronica émérite de l’artiste qu’à travers la persistance de cette délicatesse et de cette joaillerie sonore inhérente à une discographie aussi vaste que changeante. Enregistrée avec Philipp Timm (violoncelle) et Christoph Hartmann (violon), composantes instrumentales live d’Apparat, l’expérience Krieg und Frieden devait initialement s’interrompe avec les dernières représentations théâtrales de la pièce illustrée, mise en scène du monumental Guerre et Paix par le grand et innovant dramaturge allemand Sebastian Hartmann. Mais après l’étude minutieuse de l’œuvre de Tolstoï, les nombreuses et épuisantes répétitions de la pièce avec la trentaine de comédiens que comporte la troupe, et la pratique unique d’une telle expérience au sein de sa carrière artistique, Sascha Ring a pris le parti de poursuivre et de matérialiser ce projet au sein d’un album studio, décliné en dix morceaux.

Des violons venteux aux notes allongées marquent l’ouverture de l’album sur « 44 » et sur sa version noise (une référence thématique à l’apogée chronologique de la barbarie nazie ?) et projettent immédiatement l’auditeur/spectateur dans une ambiance mélancolique, grisaillante et aérienne, sur le champ d’une bataille infecté de cadavres sanguinolents et vidés de toute vitalité. Cette bataille, c’est peut-être bien celle d’ « Austerlitz », morceau sur lequel le piano, les violons et les percussions laissent ressortir un souffle solennel et considérablement héroïque. Les plaines enneigées d’Austerlitz, on ne semble d’ailleurs pas devoir les quitter, à l’écoute de « K&F thema » et de la gravité de ses percussions, évocatrice des tambourins guerriers annonçant les changements d’organisation durant une bataille du début du XIXe siècle, ou encore à l’écoute de « Tod » et de ses discrètes explosions dans le fond, qui rappellent la canonnade napoléonienne ravageant la coalition austro-russe. La figure de Napoléon, acteur central de la célèbre bataille, est de son côté malmenée et caricaturée par le biais d’une représentation grotesque en guise de pochette de l’album qui voit le visage singé et agressif de l’empereur peinturé de bleu, de blanc et de rouge.

Si certains passages de l’album, comme le titre « PV » et ses trompettes pleureuses finales, rappellent aux fans de la première heure qu’Apparat n’a pas encore complètement renoncé aux productions electronica, c’est bien la mutation pop de The Devil’s work que l’on retrouve sur « Light On » et ses sirènes délicates ainsi que sur « A Violent Sky », premier extrait diffusé sur le web, compositions trip-hop accompagnées de la voix de Sascha Ring qui évoquent aux oreilles les timbres sublimes de Thom Yorke et d’Archive.

Apparat sera à l’affiche du prestigieux festival catalan Primavera Sound en mai prochain, aux côtés de Hot Chip, du Wu-Tang Clan, de Fidlar ou encore de Crystal Castles, et devrait enfiler à cette occasion son costume coutumier de DJ épidermique et performant, récemment porté au sein du temple hipster de la Boiler Room de Berlin, histoire de rassurer ceux qui douteraient encore de la dextérité électronique de cette légende de la scène berlinoise…

Visuel © : pochette de Krieg und Frieded d’Apparat

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Bastien Stisi
Journaliste musique. Contact : [email protected] / www.twitter.com/BastienStisi

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