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Musica 2017, Ouverture : La Passion selon Michaël Levinas, une musique pour un monde sans rédemption

Musica 2017, Ouverture : La Passion selon Michaël Levinas, une musique pour un monde sans rédemption

22 September 2017 | PAR Yaël Hirsch

Au Palais de la musique et des congrès de Strasbourg, l’édition 2017 du Festival Musica s’est ouverte avec solennité sur une création Française de Michaël Levinas. La Passion selon Marc est une oeuvre qui a été commandée pour les 500 ans de la Réforme et jouée pour la première fois en avril 2017 à l’Eglise Saint François, à Lausanne. Devant une salle pleine et concentrée, l’Orchestre de Chambre et l’Ensemble vocal de Lausanne, sous la baguette de Marc Kissoczy, ont exécuté le « retable en trois parties » et en quatre langues (Hébreu, Araméen, Français du 13e siècle et Allemand) imaginé par le compositeur et pianiste pour un orchestre et 36 voix. Sous-titrée « Une passion après Auschwitz », cette version contemporaine de La Passion selon Marc était puissante et émouvante. “Mais” ou peut-être “car”, elle était sans transcendance, ni rédemption, possibles.
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« Peut-on composer de la musique sans pleurer et sans trembler après la Shoah ? » demande Michaël Levinas, dans cette Passion selon Marc jouée pour la première fois en France un deuxième soir de Rosh Hashana (Nouvel an juif) et où les hommes du chœur ont commencé par réciter le Kaddish, la prière juive pour les morts, qui glorifie le nom de Dieu. C’est presque sans instruments et tout à fait sans cordes que le compositeur nous a fait réentendre les mots hébreux de cette prière à voix graves, individualisée et faisant pourtant écho au « mauscheln » (murmure péjoratif) des soldats juifs dans le Salomé de Richard Strauss. Le mot « sheme », l’écoute, est ressorti comme un cri dans ce commencement saisissant, glaçant et puissant qui s’est poursuivi dans la même veine par une autre prière hébraïque de deuil et de mémoire : le « El male Rahmim » (Dieu de miséricorde). A la fin de ce premier « panneau » du triptyque, le vent s’est levé avec la harpe et les noms de trois camps d’exterminations ont été prononcés, ainsi que l’impératif catégorique « Yizkhor ». Il faut se rappeler…

Si le Dieu unique est interpellé, sa sainteté et sa miséricorde, lorsqu’on entre dans la deuxième et plus longue partie de la Passion, celle que transmet le premier évangéliste Marc (le contre-ténor Guilhem Terrail), le Christ (le baryton Mathieu Dubroca) ne connaît que souffrance sans rédemption. Trahi par Judas (absent de la cène mais arrivant lors de l’arrestation) puis par Pierre, il est arrêté et exécuté sans délivrer d’autres message que celui de sa tragédie humaine, dans le texte choisi par Levinas en français du Moyen-Age. Face à lui et secondée par Marie-Madeleine (la soprano Marion Grange), Marie (sublime soprano Raquel Camarinha) implore par trois fois qu’on garde son fils en vie ou du moins qu’on ne la laisse pas lui survivre. En vain. Les voix des femmes jouent un rôle important dans ce second panneau mais le chœur continue à bourdonner la tragédie de l’homme et de sa violence, dans un bourdonnement sans élévation. A peine la voix de la mère peut-elle chanter l’amour filial (« Jhesus, mon filz, mon enfant gracieux », quasiment à capella), à peine le violoncelle peut-il suggérer la beauté des larmes de l’homme que les cloches tintent et détonnent pour souligner sa nature fourbe et traîtresse. « Suis-je ce ? » se demandent avec Pierre et Judas les hommes et les femmes qui ont connu et côtoyé le fils de Dieu. La Vierge elle-même ne se tient pas droit devant le corps de son fils mort. Il n’y a ni résurrection, ni Stabat Mater (et pas de latin ) dans cette Passion selon Marc où l’évangile culmine avec de l’araméen (« Eli, Eli, lama zabaktani rakhik min », « Mon père, Mon père, pourquoi m’as-tu abandonné ? ») et où le sacrifice sans rédemption rejoint les prières en hébreu de la première partie : Dieu est miséricorde et les hommes doivent se rappeler leurs morts. Après le gong de la mort, des hululements et une impression apocalyptique de courant électrique, cette deuxième partie se termine assez cruellement (et magnifiquement côté chant) par la longue description par Marc de la descente de croix.

Bref et quasiment sans chœur, ni orchestre le troisième panneau de l’Oratorio est en allemand, la langue de Bach, et se compose de deux poèmes de Paul Celan. Ce poète roumain de langue allemande a tenté de détruire “de l’intérieur” la langue d’une mère morte dans les camps, après la Shoah. Ce faisant, Celan bravait l’interdit posé par le philosophe Theodor Adorno, ouvrant la possibilité d’un « poème après Auschwitz » et il suscitait la colère de Primo Levi qui lui reprochait une « écriture obscure », là où l’humanisme semblait avoir besoin d”un discours limpide sur le mal. Assez proche de Celan dans son idée esthétique de “présenter” la souffrance tremblotante et le mal angoissant, Levinas a choisi deux poèmes de deuil impossible chez le poète : Die Schleuse (l’écluse) où reviennent les mots hébreux Kaddish et Yizkhor, ainsi que Espenbaum qui détourne la tradition romantique et pastorale allemande pour parler du deuil impossible d’une mère qui « jamais n’eût de cheveux blancs ». La mère, marie, la soprano, c’est justement elle qui « chante » les deux poèmes, à peine accompagnée par un piano simple et quasiment schubertien pour le premier. Chez Levinas, elle termine nue et dans la nuit sur le constat de sa propre disparition…

Nous sommes restés sous le choc de cette voix magnifique, à la fois forte et fragile, qui disparaît toute seule dans le néant compact des corps et des instruments qui l’entourent. Dans un monde où Dieu est peut-être encore miséricordieux mais où l’humanité a disparu avec la Shoah, même les mères ne peuvent plus nous indiquer comment transcender le deuil et comment transformer survivre à la Passion. Ovationnés par la foule, les musiciens, les chanteurs et le compositeur ont salué avec chaleur une première soirée à la fois dure, aride et bouleversante, pour le Festival Musica 2017.


Visuels : Michaël Levinas © Marie Magnin / Ensemble Vocal Lausanne © Mario del Curto

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Yaël Hirsch
Co-responsable de la rédaction, Yaël est journaliste (carte de presse n° 116976), docteure en sciences-politiques, chargée de cours à Sciences-Po Paris dont elle est diplômée et titulaire d’un DEA en littérature comparée à la Sorbonne. Elle écrit dans toutes les rubriques, avec un fort accent sur les livres et les expositions. Contact : [email protected]

One thought on “Musica 2017, Ouverture : La Passion selon Michaël Levinas, une musique pour un monde sans rédemption”

Commentaire(s)

  • LMC

    Un moment extrêmement émouvant, dont on se souviendra. Cette contribution au devoir de mémoire est grandiose !

    September 28, 2017 at 9 h 59 min

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