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Interview de Laurence Equilbey : “Il faut absolument jouer les œuvres rares quand elles en valent la peine, et notamment celles des compositrices”

Interview de Laurence Equilbey : “Il faut absolument jouer les œuvres rares quand elles en valent la peine, et notamment celles des compositrices”

19 February 2018 | PAR Bérénice Clerc

Le 17 Février, La Seine Musicale réunissait Beethoven et Farrenc,  Laurence Equilbey, Insula Orchestra, Alexandra Conuva au violon, Nathalie Clein au violoncelle et David Kadouch au piano réinventèrent le triple Concerto pour violon, violoncelle, piano et Orchestre de Beethoven et firent renaître la Symphonie numéro 3 de Farrenc. Rencontre à l’issue d’un concert magnifique. (Voir notre article) 

Quand avez-vous entendu les oeuvres de Farrenc pour la première fois ? 

Cela fait quelques années que j’ai découvert ses symphonies, sur le papier. Je suis toujours attentive au répertoire rare.  J’attendais le bon moment pour programmer la Symphonie n°3 qui est une des plus brillantes.

Pourquoi avoir choisi de monter du Farrenc ? 

Plusieurs raisons motivent le choix de Farrenc. Non seulement le désir de mettre en valeur les compositrices, mais également le répertoire symphonique français de l’époque. Jusqu’au milieu du XIXe siècle, le répertoire symphonique a été dominé par les compositeurs allemands ou autrichiens, dont bien évidemment, Beethoven. Dans ce contexte, Louise Farrenc est parvenue à se faire une place en tant que compositeur symphonique en France: ce n’est pas rien.

Qu’appréciez-vous dans l’oeuvre de Farrenc ? 

Dans son œuvre de manière globale, il est intéressant de situer Farrenc à la croisée des chemins entre Beethoven et Berlioz. Anton Reicha, qui a bien connu Beethoven, a été son professeur, et a fait de Louise Farrenc la plus allemande des compositrices françaises. La forme, la rigueur de ses compositions est tout à fait remarquable, très germanique. Le style romantique, qui  transparaît beaucoup dans sa musique de chambre,   pourrait la rapprocher de Schumann qui a d’ailleurs émis de très bonnes critiques sur certaines de ses pièces.

Dans cette 3e Symphonie, on apprécie surtout les jeux rythmiques générateurs d’énergie, les thèmes très inspirés; on remarque aussi un choix raffiné des coloris instrumentaux, varié tout en restant cohérent. Et ces caractéristiques sont mises en valeur de diverses manières: avec fougue notamment dans les premier et dernier mouvements, avec tendresse dans le 2ème, et avec une certaine facétie dans le troisième. La 3è symphonie est une œuvre importante qui nourrit le corpus du répertoire de son époque, et je crois que les symphonies de Farrenc acquerront une place de plus en plus importante dans le grand répertoire d’ici quelques années.

Pourquoi, selon-vous, son oeuvre est méconnue aujourd’hui ? 

Le premier obstacle, c’est que Louise Farrenc n’a pas composé d’ouvrage dramatique alors que ce genre assure une meilleure subsistance dans le temps que le genre symphonique pur. Ceci dit, de nombreux compositeurs dramatiques à succès sont vite tombés dans l’oubli. D’autre part, Louise Farrenc a écrit 2 ouvertures et 3 symphonies. C‘est assez peu pour résister au temps. Une dernière  raison pourrait être la fixation, au XIXe siècle, d’un répertoire « canonique » pour l’orchestre, concentré sur un nombre restreint de compositeurs (Beethoven, Schubert, Schumann et Mendelssohn pour la première moitié du XIXe siècle) et qui occulte un certain nombre de productions de qualité. Notre époque tend, au contraire, à redécouvrir les compositeurs et compositrices injustement oubliés.

Au cours de vos apprentissages et de votre carrière combien de femmes compositrices avez-vous jouées?

Quelques unes, de la période romantique et contemporaine. Une dizaine sans doute.

Pensez-vous qu’il y a des trésors cachés ou oubliés composés par des femmes ? 

Oui !  Il faut absolument jouer les œuvres rares quand elles en valent la peine, et notamment celles des compositrices. ll y a beaucoup de préjugés qui datent d’il y a très longtemps. Avec Insula orchestra, nous allons continuer à jouer ces œuvres rares. Dans un premier temps Fanny Mendelssohn (nous jouerons bientôt son Hero und Leander), Clara Schumann (nous jouerons bientôt son Concerto pour piano). Nous allons aussi continuer l’exploration des symphonies de Farrenc. Je voudrais aussi interpréter le Stabat Mater de Clémence de Grandval.

Que diriez-vous des femmes compositrices d’aujourd’hui ?

Qu’il faut qu’elles soient programmées! Pour les jeunes, je leur conseille d’être opiniâtre et de se battre.

Quelle œuvre d’une femme emporteriez-vous sur votre île déserte ?

Celle que je travaille aujourd’hui !

Que pensez-vous des dernières directives de la ministre de la culture ? 

Du bien. Les objectifs chiffrés pour qu’il y ait plus de femmes dans la programmation sont dans la feuille de route. C’est une préconisation de la SACD que j’ai toujours soutenue.

Pensez-vous cela réalisable ? 

C’est la question que j’ai posée au comité ministériel : quelles sont les modalités techniques de la mise en oeuvre de ces bonnes idées.

Quelle carrière auriez-vous menée si vous étiez un homme ?

Cela aurait été plus facile au début, car mon environnement personnel de l’époque était contre la direction d’orchestre pour moi. J’aurais sans doute eu un trajet différent.

Quel est votre avis sur la libération de la parole des victimes #metoo, #balancetonporc etc ? 

Je n’aime pas trop l’expression « balance ton porc » pour plein de raisons. Mais je trouve important qu’on donne le courage aux femmes de parler quand elles le doivent.

Le milieu de la musique classique pourrait-il être touché ? 

Certainement, et notamment le milieu lyrique dans lequel les passions sont exacerbées.

Visuel : © Ugo Ponte ONL

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Bérénice Clerc
Comédienne, cantatrice et auteure des « Recettes Beauté » (YB ÉDITIONS), spécialisée en art contemporain, chanson française et musique classique.

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