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Crazy Week-end : Un samedi avec Michaël Levinas, Morton Feldman et la participation de nos smartphones [Lyon]

Crazy Week-end : Un samedi avec Michaël Levinas, Morton Feldman et la participation de nos smartphones [Lyon]

04 March 2018 | PAR Yaël Hirsch

Au coeur de la Biennale Musiques en scène initiée par le Grame (Groupe national de création musicale) et qui a pour thème « Etat(s) Limite(s) », le Crazy Week-end s’est poursuivi ce samedi à l’Auditorium de Lyon. En 2 concerts et plusieurs performances ouvertes à tous, c’est toute une série d’expériences de la Musique contemporaine qui nous était proposée.

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La journée a commencé avec deux des trois volets de Hurdy Gurdy #Myst de la compagnie Grain de son, joué à la vielle à roue par Laurence Bourdin. Dans la pénombre de la salle Proton de l’Auditorium, un écran et un travail acousmatique nous accueillent et nous présentent le projet inspiré par l’ouvrage Lieux mystérieux en Auvergne de Corinne Pradier. Qu’est ce qui exhale encore un climat étrange et inquiétant ? Cinq compositeurs se sont emparés des textes de Corinne Pradier pour l’évoquer. Ce samedi à 14:00 nous en entendons deux: les variations stridentes puis forestières et ténébreuses sur La Bête (du Gevaudan) de Xavier Garcia ou la vielle à roue très théâtrale de Laurence Bourdin s’inscrit en creux contre le son enregistré avant de le rejoindre dans une ligne de basse continue. Une projection en 3D recouvrant la musicienne semble pousser son son vers le grésillement et le larsen inconfortable. Lorsque la vielle reprend, quelque chose se tend entre les cris de la bête et ceux du vent…Le deuxième texte parle de Locus terribile et de mystère de la vie et de la mort. Sombre, la composition de Pierre-Alain Jaffrennou interroge la matière mêlée tandis que la vielle de Laurence Bourdin donne un sentiment d’urgence sur projection de paysages enneigés. La tension monte jusqu’au moment où l’instrument à cordes se transforme en percussion à l’aide d’une simple petite baguette de bois. Nous n’aurons malheureusement pas la possibilité d’écouter ici les trois autres compositions du projet, signées, Jean-Michel Bossini, Christophe Havel et Pascal Jakubowski, mais la pièce se joue plusieurs fois dans le cadre de la biennale et nous vous la conseillons!

Le concert de 15:00 était également créatif et éclectique autour de reprises de Liszt et Beethoven dans la grande salle de l’Auditorium. La première pièce, The black gondola de John Adams (1989) est une puissante transcription d’une pièce de Liszt, inspirée par ses retrouvailles avec sa fille Cosima et son gendre Wagner, à Venise en 1882. Dans Lugubre gondole, le compositeur romantique aurait pressenti la mort de Wagner. Des les premières notes, les vents de l’Orchestre de Picardie nous emmènent dans les flots noirs de la Lagune avec une gravité en effet wagnérienne. Les cors répondent avec profonde mélancolie A la direction, Arie van Beek semble attraper les eaux à mains nues dans une danse à la fois sombre et magnifique. Un double hommage fort et grave.

Franz Liszt lui-même à ensuite été joué avec son Concerto pour piano et orchestre à cordes Malediction. C’est Michael Levinas qui était la soliste de cette interprétation parfaitement intense et romantique. De concert, les archets et le piano semblent avancer comme une menace sourde, tandis que des bribes de lumière douce pointent dans ce clair-obscur magnifique. Seul, puis repris par l’orchestre, le pianiste triomphe de la malediction comme dans un grand combat avec le démon. Ainsi doucement replongés dans le 19e siècle, nous étions prêts à y rester avec les plaintes de la Lenore de Michael Levinas (2013). Une pièce inspirée par la composition de Liszt d’après le poème gothique de ETA Hoffmann (1860). L’Orchestre répond aux paroles déclamées par la récitante, Marion Grange (la chanteuse convaincante de la Passion selon Marc au Festival Musica bien moins convaincante), tentant d’apporter à la fois une réponse et des nuances à ses grondements. Si l’on se penche bien, c’est donc dans les instruments qu’il faut entendre les souffles et les voix ,et aussi les cordes pincées qui dansent la fugue des morts. Mais le jeu de la comédienne nous empêche souvent d’entendre. Et les illustrations de son texte semblent parfois terriblement littérales. Le tout fait un drôle d’effet, monolithique et sans subtilités; un effet plaqué et imposé qui jure avec les subtilités des deux précédents morceaux.

Nous passons de Liszt à Beethoven pour la fin du concert qui a réservé au public le jeu musical de Geek Bagatelles de Bernard Cavanna, une pièce participative via une application smartphone qui proposait au public de jouer des morceaux épars de la 9e symphonie de Beethoven. Tout commence par une douce percussion et par des cordes bruissantes. Sous les caresses crissantes de l’orchestre, l’on reconnaît en effet comme une inscription sur une vieille pierre érodée par le temps la 9e  symphonie de Beethoven. Sauf qu’en lieu et place des chœurs, ce sont des jeunes munis de smartphones qui performent. Le public, lui, est appelé à intervenir aux 2/3 du parcours en levant son smartphone branché sur l’application dédiée et en jouant “joy 1” et “joy 2”. Pour jouer « freude » et « vocalise » il faut secouer sèchement son appareil mobile. Avec un petit entraînement au début, le rythme est assez bon et le mouvement ordonné. C’est ludique mais c’est aussi assez angoissant, surtout au moment où sur indication du chef de chœur le public hurle « freude » en allemand comme une horde. L’on sort du concert très “ branché” et plus “trans” qu’humaniste avec très envie de chanter l’hymne à la joie!

A 18:00 dans un des foyers de l’auditorium, nous avons suivi le parcours chevaleresque de Vincent-Raphaël Carinola. Dans Virtual Rhizomes, le musicien, armé de deux capteurs de gestes, doit suivre les murs invisibles d’une architecture sonore virtuelle qui se modifie à chaque instant. Un combat avec le son tout à fait spectaculaire.

Sous le titre poétique « Éteignez les lumières », le concert du soir à l’Auditorium était à nouveau piloté par Baldur Brönninmann à la tête de l’Orchestre National de Lyon. Pour commencer les musiciens nous redonnaient à entendre le Psaume, in memoriam Frescobaldi de Michael Levinas (lire notre chronique du concert de la veille) qui nous a fait une impression encore plus douce, habitée et mystique, dans la pénombre. Ensuite nous avons pu entendre le symbolisme entre Extrême-Orient et Occident de Torü Takemitsu avec Twill by Twilight (1988), une pièce que les lumières éteintes ont fait planer comme un rêve et un voyage lointain. Enfin, en final de cette riche et crazy journée de samedi la Coptic light de Morton Feldman (1985) nous à transportés sur un grand paquebot noir le long de flots assez stables. Par d’infinies variations inspirées par des tissus coptes vus au Louvre, le rythme glisse et s’intensifie longuement et de manière aussi fluide que lancinante jusqu’à un moment donné où  l’ancrage se fait. La lumière éteinte a encore sublimé l’harmonie offerte par l’Orchestre National de Lyon dans un programme finalement plutôt cohérent et qui a transporté la pièce de Levinas entendue la veille vers un tout autre lieu, entre jour et nuit, ciel et mer et les années 1989 et aujourd’hui.
Visuels : YH

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Yaël Hirsch
Co-responsable de la rédaction, Yaël est journaliste (carte de presse n° 116976), docteure en sciences-politiques, chargée de cours à Sciences-Po Paris dont elle est diplômée et titulaire d’un DEA en littérature comparée à la Sorbonne. Elle écrit dans toutes les rubriques, avec un fort accent sur les livres et les expositions. Contact : [email protected]

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