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“Une nuit en Tunisie” de Fabrice Gabriel, une constellation nommée mémoire

“Une nuit en Tunisie” de Fabrice Gabriel, une constellation nommée mémoire

14 June 2017 | PAR Jérôme Avenas

Après “Fuir les forêts” (2006) et “Norfolk” (2010), les Éditions du Seuil publient “Une nuit en Tunisie” de Fabrice Gabriel. Un homme nommé Janvier, se remémore son passé de coopérant en Tunisie à l’époque de la première guerre du golfe (1990). Les réminiscences font écho à des œuvres littéraires, musicales, cinématographiques pour former une constellation qui porterait le nom de mémoire. Un livre à l’écriture entêtante, infiniment belle. 

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C’est un livre auquel vous pensez, malgré vous, au cours de la journée. Vous l’avez laissé sur la table, il reste une centaine de pages et vous avez beau être occupé à autre chose, vous pensez au texte de Fabrice Gabriel. Cet écrivain qui nous avait fasciné en 2006 avec Fuir les forêts est un génie de la “musique”. Le lire, c’est entrer dans une longue phrase rythmée qui vous porte, vous accompagne, une mélodie inoubliable que l’on vous murmure à l’oreille. Dans Une nuit en Tunisie, si Fabrice Gabriel, à travers Janvier, son personnage, se remémore son passé de coopérant en Tunisie, il ne raconte pas une histoire pour autant. L’écrivain convoque des fantômes, invoque des personnages historiques, mythologiques, évoque des couleurs, des formes, des sons, des chansons, des images, des dessins. À la manière d’une modulation harmonique, un mot évoque le son d’un autre qui fera penser à une musique qui fera penser à son tour à un fantôme du passé. La mémoire surgit au détour des pages, rebondit, éclate tout comme un souvenir peut émerger d’on ne sait où à tout moment de la vie. Ces ricochets deviennent un jeu de correspondances (Georges Perec est souvent convoqué) où la contrainte, à l’image d’un dorica castra, serait de reprendre le dernier élément d’un souvenir pour en produire un autre.
Même si on peut parfaitement lire Une nuit en Tunisie sans connaître les opus antérieurs (Fuir les forêts et Norfolk) on ne peut s’empêcher de trouver sinon des similitudes, du moins une manière de continuer quelque chose. Pas une méthode, mais un principe, des italiques en marge du texte, des échos d’un livre à l’autre. Ce que Fabrice Gabriel construit, petit à petit, patiemment, c’est une œuvre. On pourrait tenter un rapprochement, sans doute maladroit, sans doute discutable mais qui peut donner une idée de la grandeur de l’écriture de Fabrice Gabriel : on pense parfois, en lisant certaines pages, à du Modiano. À la différence – elle est de taille – que chez Fabrice Gabriel il n’y a pas d’obsession de la perte. Si la perte est chantée, les vivants et les morts paraissent étrangement ensemble comme si le temps avait fait semblant de les séparer et qu’ils se retrouvaient dans l’écriture.
Alors disons-le encore et encore depuis notre petit coin du web : il faut lire Fabrice Gabriel.

Fabrice Gabriel, Une nuit en Tunisie, Éditions du Seuil, mai 2017, 208 pages, 17€

EXTRAIT : « Comme toujours au concert, au spectacle, les pensées avaient pu rouler dans les interstices de l’attention, sans que le fil de l’intrigue en fût pourtant rompu : c’est le balcon habituel de la conscience, au douzième rang, un peu sur la gauche, tandis que Susan Graham chante pour arrêter le monde dans l’invisible de sa voix, un parfait enclos de verre … Glass Enclosure : c’est le titre aussi d’une composition de Bud Powell, et c’est bien de cela qu’il s’agit, dans l’espace de la salle prête à pleurer, entière, au moment du soupir final. Était revenu alors, sans lien avec la musique de Purcell, ni même le destin de Didon, le souvenir de l’ultime déjeuner de Janvier avec ses parents, avant son départ en Tunisie, cette lointaine journée de toute fin d’été et d’avant la guerre, la douceur de ses silences, quand les projets restaient possibles, l’avenir ouvert sur le paysage pourtant tourné vers l’hiver, déjà. Intacte demeurait la saveur du poulet rôti, la couleur du vin jaune, les baisers d’un au revoir. Le chœur chantait : ‘Venez, cupidons aux ailes pendantes, / répandez des roses sur sa tombe, / roses tendres et belles comme son cœur, / veillez ici, et ne partez jamais…’ »

 

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Jérôme Avenas

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