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Rencontre avec Anne Baraou à l’occasion de la sortie de la BD “Les plumes”

14 December 2010 | PAR Sonia Dechamps

À travers le quotidien de quatre auteurs, « Les plumes » décrit avec justesse, humour, parfois un peu de cynisme, mais également beaucoup de tendresse, le « petit monde de la littérature ». Un monde auquel, de fait, Anne Baraou – qui a écrit les textes de cette bande dessinée très réussie – appartient. Rencontre.

Comment est né ce projet… Cette idée de mettre en scène un groupe d’auteurs ?

C’est d’une part en côtoyant beaucoup d’auteurs, de dessinateurs, d’amis écrivains… et puis à partir de questionnements personnels aussi. L’idée, c’était celle de transformer mes propres questions existentielles d’auteur, et celles de mes proches. C’est quand même des milieux un peu consanguins, on se fréquente entre nous (rires). Et je me suis rendue compte que le dessin de François Ayroles collait parfaitement avec ce propos là, parce que je voulais quelque chose d’un peu distant, d’un peu ironique. Tout de suite, il a compris ce que je voulais faire ; ça s’est très bien passé.

Il y a beaucoup d’ironie dans cette bande dessinée, les personnages sont tournés en dérision, mais on ressent tout de même une grande tendresse envers ceux-ci…

Je suis contente de vous l’entendre dire, parce que tout le monde ne s’en aperçoit pas. Oui, c’est très ironique et tendre en même temps. Disons qu’on tape un peu sur tout le monde – et avant tout sur nous-même en tant qu’auteurs -, mais donc on ne tape finalement sur personne véritablement. Pour cette bande dessinée, on a pris des écrivains, mais François Ayroles dit souvent que cela pourrait être des garagistes qui parlent de l’histoire de l’automobile, de leurs questionnements sur l’avenir de leur profession, leurs petits commerces, leurs manies, leurs concurrents… Là, effectivement, ce sont des personnages qui ont eux-mêmes des personnages qui se posent des questions sur leur travail… C’est cette mise en abîme qui m’a amusée ; écrire sur des gens qui parlent entre eux du fait d’écrire, puisque c’est une bande de quatre écrivains. Mais c’est aussi, et avant tout, une histoire d’amitié. Et oui, j’espère qu’il y a de la tendresse derrière l’ironie.

Vous mettez en avant, avec beaucoup d’humour, dans « Les plumes », cette tendance qu’ont les écrivains à puiser dans la réalité la matière pour leurs textes… Comme quand une auteure s’apprête à dire quelque chose de sa vie avant de se reprendre : « Zut, non, ah ah, je ne vais pas raconter ça, je l’ai déjà mis dans mon dernier roman. » Avec ironie, vous faites exactement la même chose en écrivant cette bande dessinée…

C’est exactement ça. On voulait que les gens puissent se rendre compte qu’on écrivait sur des gens qui écrivent. Forcément, la question se pose : est-ce qu’on parle de nous ? Ça me plaisait beaucoup cette sorte de dégringolade, et cela fait comme des sortes de questions à la puissance deux. Les personnages se posent des questions, et nous-mêmes on se pose des questions avec eux ; mais tout cela, sans avoir un discours. Ce dispositif permet d’aborder des thématiques assez pointues, mais sans développer un discours sur tel ou tel point. Et puis cela permet aussi de faire des jeux de langage, des jeux de mise en scène.

A trop puiser dans le réel, dans le quotidien, matière à écrire, est-ce qu’il n’y a pas ce risque de ne pas « vivre » réellement ?

Oui, mais c’est Proust ça… Finalement, ce qu’il a fait c’est transformer sa vie en littérature, faire son œuvre de cette façon. Le travail d’auteur, c’est toujours un peu ça, sauf les gens qui travaillent beaucoup dans la fiction, et encore… Je ne crois pas que la fiction soit toujours complètement détachée de sa propre vie. On s’inspire toujours des questions qu’on s’est posées, ou de celles de ses proches.

Vos personnages ont un certain égo… Cela semble être un peu le propre d’un auteur. Il y a notamment l’un des protagonistes qui ne veut pas admettre qu’il admire le cousin de sa femme – un scénariste à Hollywood – et qui fait donc la moue à l’annonce de ce que ce Jason Cahill est invité à dîner alors qu’intérieurement il se dit : « Yes ! Je vais rencontrer un writer hollywoodien, houhou, la crème de la crème, ouais, un vrai gars du sérail moderne. » Mais ça, il ne faut pas le montrer ?!

Non, il ne faut pas. J’aimais bien jouer avec ça, avec : « J’aime ça, mais je ne veux pas le dire parce que ce n’est pas encore totalement admis dans mon milieu… ».  Une branche de la littérature un peu expérimentale française  s’intéresse beaucoup aux séries américaines, et ils écrivent là-dessus. C’est donc un peu plus décomplexé maintenant… Aujourd’hui, il y a des vases communicants. Il y a des écrivains qui s’intéressent un peu à la bande dessinée, il y a – comme de tout temps – des auteurs de bande dessinée qui lisent beaucoup de littérature, peut être plus que de bande dessinée, enfin plus qu’on ne l’imagine…

Mais il y a aussi la vie en dehors du « petit monde littéraire »… Vous mettez en scène le contraste entre la vie familiale par exemple et la vie d’auteur, avec l’incompréhension entre l’un des auteurs et sa femme…

Ça, ce sont également des ressorts comiques. L’écrivain a son monde ; quand il est avec d’autres écrivains, à parler de littérature, et d’autres chose d’ailleurs… ce qui compte c’est de parler entre écrivains. Mais je pense que c’est la même chose entre peintres, entre musiciens, entre garagistes (rires)… Après, effectivement, dès qu’il est décontextualisé et mis dans un rapport de vie plus standard, il est un peu perdu, il n’a plus ses repères, ses références, il ne peut plus faire ses citations…

Il y a un des personnages dont vous vous moquez – doucement – justement en le faisant toujours faire des citations…

On se moque des gens qui font les magiciens des mots, qui peuvent vous dire : « J’aime les mots », et puis qui sortent des grandes phrases, qui se la pètent quoi en gros. Oui, le principe, c’est de se moquer un peu de tout le monde, parce que ce n’est pas sérieux. Et puis aussi parce que l’écrivain est vraiment un personnage de la société un peu comique.

À un moment, l’un des auteurs se prend une « cuite » pas ordinaire : une « cuite marketing »…

Oui, parce qu’effectivement quand on sort un livre – bon moi je ne suis pas célèbre mais je pense que plus on l’est plus ça peut arriver, ensuite ça dépend du tempérament de chacun bien évidemment – il y a comme un effet de fête un peu. La sortie du livre, on l’accompagne, on peut faire des médias, ça peut partir parfois un peu en mayonnaise ; les médias appellent à d’autres médias. Vous faites une radio, vous allez passer sur d’autres radios parce que vous parlez bien dans le poste, ils sont contents… et après, avec les télés, cela peut faire pareil. Et tout cela, ça peut monter à la tête ; alors que fondamentalement, l’auteur, c’est quelqu’un qui travaille tout seul, qui n’a pas du tout l’habitude de communiquer – même si il y en a qui sont plus ou moins sociables – et qui est souvent obligé de se faire un peu violence.
Là, en l’occurrence, c’est celui qui est un peu le « grand écrivain », qui a une belle carrière, mais qui n’est pas un tueur de plateaux de télé, qui a cette « cuite marketings ». Il a un livre important qui sort et l’attachée presse lui demande de faire beaucoup de choses. Il est donc physiologiquement saoul, mais c’est juste à cause de ça…

Vous faites dire à un personnage cette phrase terrible  mais juste  : « C’est ça qui marche, voyons, tu le sais bien, le toujours pareil ! Du moment que tu écris toujours pareil, tu es écrivain. Sinon c’est le boxon… sinon tu vas bosser à la télé et puis voilà. »

Oui c’est vrai. C’est quelque chose qui existe aussi dans la peinture ou dans la photo. Un écrivain doit être identifiable, il doit avoir un style ou des thématiques, une « plume ». A partir du moment où il est dans un secteur, comme pour bien d’autres branches économiques, il n’a pas tellement l’attitude d’en sortir. C’est-à-dire qu’il ne peut pas trop écrire des poèmes s’il a l’habitude d’écrire des romans-fleuves. C’est même assez dévalorisé. Il faut donc écrire un peu toujours la même chose. C’est vrai qu’en tant qu’auteur, surtout si vous avez fait un livre à succès, on vous demande de réécrire le même livre. Il y a des gens qui ont fait de grandes carrières comme ça, en écrivant toujours à peu près le même ouvrage. Ce n’est pas forcément pour ça que ce sont des mauvais livres, mais je crois qu’il y a quelque chose comme ça oui…

Autre passage à la fois drôle et assez cynique lorsqu’il est question de la mort, avec cette observation : « Ce qu’il vaut mieux éviter, c’est de mourir le même jour que quelqu’un de plus célèbre. Parce que là, juste un entrefilet, t’es vraiment mort. »

Oui, il y a aussi cet élément de postérité. Pourquoi un écrivain écrit ? Est-ce que c’est parce qu’il en a un besoin préexistant (c’est la nécessité) ? Est-ce que c’est juste parce qu’il sait écrire et qu’il peut gagner sa vie comme ça ? Sinon, est-ce que c’est pour la postérité ? Parce qu’il y a aussi des écrivains qui n’ont pas de succès de leur vivant. Il y a toute la légende qui voudrait qu’éventuellement, quand on n’en a pas eu de son vivant, on puisse en avoir après sa mort. Je pense qu’il y a un fantasme de l’écrivain sur ce que sera son œuvre après sa mort, parce que c’est vrai que laisser une œuvre quelle qu’elle soit, c’est essayer de se prolonger un peu ; donc il y a forcément un questionnement là-dessus. On l’a tous, mais peut-être que l’écrivain est un petit peu plus tourmenté par ça. Je me suis donc servie de ça pour faire un gag sur le fait de mourir. Comme pour toute célébrité, ce n’est pas terrible de mourir le même jour que quelqu’un qui est plus célèbre, parce que quand on meurt et qu’on a une petite œuvre derrière, on a une petite chance d’avoir une brève à la télé, quelque chose qui parle de soi. Mais si on meurt le même jour qu’ Edith Piaf par exemple, c’est plus difficile.

Dans le même ordre d’idée, vous évoquez le fait que ce qui est important à la sortie d’un livre, c’est qu’on en parle, peu importe finalement si c’est en mal ou en bien…

Oui, parce qu’on est dans une société de marketing, et les gens ne se souviennent pas tout le temps s’ils ont entendu du bien ou du mal d’un livre. Ils se souviennent qu’ils en ont entendu parler. Donc effectivement, dans les maisons d’édition, c’est très important qu’on parle du livre. Pour les auteurs, par contre, c’est plus important qu’on en dise du bien – bien évidemment -, mais des fois, il y a des livres qui ont eu d’énormes succès en étant massacrés, en ayant beaucoup fait parler d’eux en mal. Dans ce cas-là, je ne pense pas que l’auteur soit, au final, mécontent. Parce que s’il vend énormément, il a un certain crédit auprès de l’éditeur et ça lui permet de faire d’autres livres. Comme dans toute la vie, le pire c’est l’indifférence.

Sur un plan plus formel, comment s’est fait le travail avec François Ayroles, le dessinateur ?

Moi j’ai toujours un peu le même mode de fonctionnement. Je fais les dialogues, la mise en scène, le découpage, mais je ne donne aucune indication de cadrage, ni d’angle de vue, de chose comme ça. Je dis où ça se passe, je dis ce que disent les personnages, et je découpe en cases et en planches. Avec François, on a discuté entre nous de l’aspect des personnages, on s’est dit : « Tiens, tel personnage, comment tu le verrais ? » C’était marrant, parce que moi je ne les vois pas forcément les personnages, en tout cas je ne les décris pas. J’aime bien que les dessinateurs puissent les créer physiquement eux-mêmes, et interpréter ce qu’ils ont lu dans les dialogues, ce qu’ils ont su des personnages. Par exemple, François avait fait un des personnages un peu gros, et j’ai donc intégré ce caractère dans la suite, dans l’écriture.

Justement, en parlant de ces personnages… Vous côtoyez beaucoup d’auteurs, ils vous ont inspirée, est-ce que chacun des quatre amis correspond à une personne connue, ou bien est-ce que ce sont des mélanges ?

Ce sont des mélanges. Il y a une sorte de typologie, ils ont chacun leur psychologie, mais ce sont des mélanges. Chacun des protagonistes ne correspond pas à « un » écrivain en particulier qu’on aurait connu ; d’autant que j’ai fait le portrait de  quatre hommes alors que j’avais beaucoup d’informations de femmes écrivains. Donc ça s’est re-mélangé, re-digéré.

Et qu’en est-il du petit bar, qui a un rôle très important dans la bande dessinée… ?

Il existe, ça c’est réaliste. C’était François Ayroles qui avait voulu ça. Il a tiré la chose un peu vers le réalisme quand il a commencé à travailler là-dessus. Il m’a dit : « Pour que je sente bien l’espace, pour qu’on le sente bien dans les dessins, j’aimerais bien qu’on en ait un vrai. » Donc on a cherché quelques cafés dans Paris, on ne voulait pas quelque chose de trop branché ou de trop typé, de trop chic, et donc on a fini par trouver ce petit bar dans le 15ème, où il n’y avait absolument personne. Et qui existe. Enfin j’espère qu’il existe toujours, je ne sais pas combien de temps il va exister. Donc on y a pris des photos, on y est allé quelques fois… La rue aussi est tout à fait réaliste. L’autre bar – parce que des fois ils vont dans un autre bar -, existe aussi…

Cet autre bar où ils ne vont que quand ils ne sont pas au complet, quand ils ne sont que trois…

Oui, parce que c’est le bar des « trois mulets », donc ils n’y vont pas quand ils sont quatre… Voilà, on est tombé sur cet endroit et on s’est servi de la typologie du lieu. Et puis il s’est trouvé que c’était près du marché aux livres du parc Georges Brassens, ça faisait aussi un cadre. Après, je me suis aussi servie de la voie ferrée désaffectée qui était par là…

À la fin de cette bande dessinée, on n’a pas envie de quitter ces personnages, et ça tombe bien puisqu’il va y avoir une suite ?

C’est un diptyque, donc il y a un deuxième tome. Ça me paraissait trop gros de mettre tout en un, ça aurait fait un livre un peu cher et ça nous aurait fait travailler pendant longtemps avant d’avoir une réception dessus. Comme on travaille sur les auteurs, les éditeurs, les journalistes, et que c’est vrai qu’on se moque un petit peu de tout le monde, c’est bien de recevoir le premier tome pour s’en enrichir pour faire le deuxième. Même si – fondamentalement – le deuxième n’est pas très différent. Il y a quelques petites choses qui se passent, mais on l’aura compris, ce n’est pas une intrigue, ce n’est pas de l’aventure… C’est toujours avec les quatre et ça se passe entre un et deux ans après le tome 1.

Les plumes, Tome 1, de François Ayroles et Anne Baraou Editeur Dargaud

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Sonia Dechamps

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