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Mabrouck Rachedi, le cœur a ses déraisons…

Mabrouck Rachedi, le cœur a ses déraisons…

03 March 2015 | PAR Hassina Mechaï

Un roman sur un couple de trentenaires parisiens, c’est là le sujet du dernier livre de l’écrivain Mabrouck Rachedi. Dans Tous les hommes sont des causes perdues il réussit le joli tour de force d’écrire avec une profondeur légère sur ce sujet apparemment éculé.

La trame est simple d’apparence. Adam aime Sofia, Sofia aime Adam et ils vont se marier. Happy end et clap de fin ? Pas si simple car une question posée par Adam à Sofia, en apparence innocente, amène une réponse qui va faire tanguer dangereusement leur histoire, celle qu’ils vivent et celle qu’Adam se racontait sur eux.

Mabrouck Rachedi, dans ce cinquième roman à l’écriture alerte, pointilliste, dépeint à travers des scènes fondatrices l’anatomie d’un couple à ses débuts. Son écriture oscille entre la simple observation factuelle et la subtilité des sentiments. Le premier niveau de lecture de ce joli roman est d’abord évidemment psychologique : ce couple est comme tous les autres couples qui font et refont constamment l’archéologie de leur rencontre, dans un ralenti constamment rejoué, avec la Destinée pour ombre tutélaire. Spéléologie vertigineuse qui plonge dans des abysses sombres qu’il vaut mieux pourtant éviter si on ne veut pas y rencontrer des monstres aveugles, comme pour les héros du livre.

Ce narcissisme narratif que décrit incidemment Mabrouck Rachedi est somme toute générationnel, nourri qu’il est au rom-com (romantic comedy) de Hollywood, Bollywood et autre Nollywwod. Toute une économie repose sur ce discours bovaryste, de la petite entreprise de roses défraîchies du Pakistanais  jusqu’aux milliards de l’industrie du mariage. Cette aventure du « nous » demeure en effet le seul frisson encore disponible dans ce monde où tout a été exploré et où n’y a plus de terra incognita.

Joli portrait dans ce livre d’une génération qui ne respire bien que dans les sublimes hauteurs et s’asphyxie dans le quotidien trop à hauteur d’homme. Cette génération entourée d’écrans qui ne se vit qu’en projection, et quand il s’agit d’amour, en cadrage cinémascope bien sûr. Mabrouck Rachedi se livre au final à une déconstruction en règle de l’amour courtois. Ce fin ‘Amor issu du Moyen âge, et dont Georges Duby ou Jacques le Goff ont bien montré qu’il s’agissait d’une invention toute circonstanciée à l’Occident, a pourtant envahi nos conceptions modernes du couple. Ce que décrit justement l’auteur est le couple au moment où il n’est pas encore solidifié, ce court moment de « cristallisation » selon la formule chimique de Stendhal, juste avant la liquéfaction de la querelle et l’évaporation de la séparation. Ce court moment, Mabrouck Rachedi l’appelle précisément « l’état de grâce », état de grâce que son héros, Adam, se plaît à scruter jusqu’au saccage du trop-plein.

Mais plus largement, ce livre est traversé de questions atemporelles, celle du sentiment amoureux où le commun et le sublime, la tourbe et le ciel se côtoient toujours. Ce balancement éternel, Albert Cohen l’avait bien décrit dans son livre Belle du seigneur. Ce roman faussement compris comme un sommet du romantisme en était pourtant la dénonciation, les héros Solal et Ariane (enfin surtout Ariane) ne se résignant pas à dépasser le temps de la séduction, la rejouant encore et encore en variations de plus en plus morbides. Mais à Solal/Ariane, sublimes, ennuyeusement sublimes ne vaut-il pas mieux préférer le couple Mangeclous/Rachel, comique, grotesque parfois, mais banal, humainement banal ? Si l’ombre légère d’Albert Cohen plane parfois sur ce roman, d’autres choses encore s’y déploient avec talent : une peinture intéressante du gouffre parfois infranchissable qui sépare la banlieue de Paris, la question de la virilité dans une jeunesse nourrie aux modèles anabolisés des films, quelques scènes où le ton se fait ironique, s’amusant des tics et travers contemporains.

Pourquoi avoir choisi la forme narrative d’un diptyque ?

Je suis très instinctif et cette forme est venue très naturellement. C’est quasiment l’histoire qui a imposé cette narration à deux voix, en plus du narrateur omniscient. L’alternance du point de vue masculin puis féminin me semblait bien répondre à la dynamique de l’histoire.

Et se mettre dans la tête d’une femme, essayer de décrire au mieux ses sentiments a été simple ?

Tout tourne autour de cette thématique principale : en amour faut-il tout savoir de l’autre. Or on s’aperçoit à travers les réactions de Sofia et d’Adam qu’ils n’ont qu’une vision parcellaire de la situation et qu’ils l’interprètent différemment. Décrire la part de la réalité que chacun percevait me permet de montrer ces incompréhensions inhérentes à la vie. On peut s’enfermer dans des interprétations délirantes à partir d’une vision biaisée et construire comme détruire une vie.

Ce livre constitue-t-il un tournant par rapport à vos ouvrages précédents ?

L’âge des personnages appelle déjà une autre écriture, un autre type de langage que dans mes précédents romans. Les personnages ont respectivement 27 et 32 ans et vivent des situations différentes. Il y a aussi une évolution en moi-même car je vois aussi le monde différemment. L’histoire, les situations décrites ont effectivement appelé une écriture différente mais de façon naturelle.

On apprend  de façon presque anecdotique que le héros est d’origine algérienne. C’est une façon de ne pas réduire un personnage à son origine ?

J’ai fait exprès de le nommer Adam, qui peut être un nom maghrébin mais aussi occidental, tout comme le prénom de Sofia d’ailleurs. Ce qui m’importait était d’explorer leur relation, qu’importe qu’ils soient d’origine maghrébine ou pas. C’est la dimension universelle de leur histoire qui m’a intéressé avant tout, le sentiment de cette course en avant vers une forme d’absurde. Est-ce qu’Adam aurait pu être auvergnat et avoir le même type de comportement absolu? La réponse est oui. Le reste n’est qu’anecdotique…

Pourquoi écrivez-vous ?

On dirait un reproche (rires). J’ai commencé à écrire parce que j’ai grandi en banlieue et je n’avais pas forcément les moyens de m’exprimer, j’avais l’impression d’être éternellement ancré dans le désert. Je me suis dit de façon très naïve que si je n’avais pas de haut-parleur au moins j’aurais une bouteille à jeter à la mer. L’écriture m’a permis de le faire. Je continue car j’aime cela tout simplement et c‘est devenu presque un réflexe ; mon imaginaire déborde parfois d’histoires et à un moment il devient nécessaire de les écrire. Et j’ai la chance d’avoir été publié et ce partage décuple ces joies de la création et permet de lier des liens un peu partout, en France ou à l’étranger.

Tous les hommes sont des causes perdues, sortie le 12 mars, Editions L’âge d’Homme.

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Hassina Mechaï

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