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L’énigme Castellucci racontée par Jean-Louis Perrier aux Solitaires Intempestifs

L’énigme Castellucci racontée par Jean-Louis Perrier aux Solitaires Intempestifs

04 November 2014 | PAR Christophe Candoni

Alors que ce soir aura lieu la première parisienne de Go Down, Moses au Théâtre de la Ville dans le cadre du Festival d’Automne à Paris, une nouvelle parution aux Solitaires Intempestifs s’intéresse à l’un des plus passionnants et dérangeants metteurs en scène actuels. Dans son ouvrage, Jean-Louis Perrier revisite ses « années Castellucci » à travers un regroupement d’articles de sa plume et d’interviews parus entre 1997 et aujourd’hui dans Le Monde ou d’autres revues. Il retrace le parcours et dessine le portrait d’un artiste incontournable de la scène internationale qui ne cesse de casser radicalement toute idée préconçue du théâtre et de sa représentation pour saisir et révéler l’irreprésentable dans une forme de spectacle visuel, cérébral et sensible dont il est l’auteur complet, le créateur total.

En France, Castellucci a été découvert à la fin du siècle dernier. En Province plus qu’à Paris d’ailleurs : Strasbourg et Grenoble avec Orestea, Dijon avec Amleto, Avignon avec Guilio Cesare… où il est nommé artiste associé du festival en 2008 et deviendra l’une des figures de proue de la passionnante ère Baudriller / Archambault. En Italie aussi, Castellucci fait figure d’artiste décentré. Il grandit dans la petite ville provinciale de Cesena où il fonde en 1997 sa compagnie théâtrale avec sa sœur Claudia et Chiara Guidi. Sa troupe, baptisée la Societas Raffaello Sanzio, pratique un théâtre alternatif, dépourvu de modèle et insoumise aux modes. Elle joue dans des dépôts, des garages, dans une prison, à l’écart des institutions et de la capitale.

Sous-titré « una commedia organica », son premier spectacle présenté au public français paraît manifeste d’un geste théâtral qui repose autant sur le climat organique qu’il instaure que sur la réaction viscérale qu’il suscite. Souvent économe en mots – ce qui détonne forcément dans le contexte très textocentré du théâtre français – tout est langage dans son art, avec ou sans paroles. Non pas que Castellucci n’ait jamais affronté le théâtre de texte (il a monté Eschyle, Shakespeare) et quand il ne refuse pas de travailler sur une œuvre théâtrale écrite, Perrier lui demande : « Pourquoi avez-vous besoin d’un texte ? Et Castellucci de répondre : « pour aller contre le texte ». Point d’irrespect ou de provocation ici, mais l’intuition juste que la collision est porteuse de sens.

L’acteur, sa présence, son corps sont au centre de tout. « Se tenir debout sur la scène devant les autres », voilà comment Romeo Castellucci définit ce qu’est pour lui le premier geste théâtral qui s’apparente à celui d’un plasticien. Ayant étudié les beaux-arts, il s’est toujours inspiré de la peinture, aussi bien des classiques de la Renaissance que de contemporains comme Mark Rothko pour ses créations. Pas de décor chez lui – son théâtre renonce à toute forme de représentation figurative ou illustrative – mais un espace, à la fois architecturé et métaphorique, réceptacle de déferlements de sons, de musiques, de silences, d’images frappantes qui se télescopent. Prennent vie sur scène des tableaux vivants, animés, qui constituent une sorte de happening très maîtrisé, non dépourvu de rituel, de sacré mais jamais doctrinaire.

Une prédominance du dépouillement, du décharné, une préférence pour les espaces blancs, vierges, feutrés et glacés, des lumières irisées, un goût similaire pour l’impropre, l’inconvenant, le discordant qui s’exprime dans la présence en scène de corps antipublicitaires (des acteurs non professionnels, un Agamemnon trisomique, un Marc-Antoine laryngectomisé, des corps nus, gras ou anorexiques, la présence d’un bébé, d’une jeune femme malade plongée dans un pseudo-coma)… Ces êtres inhabituels sur les plateaux cohabitent avec des machines, des objets, des animaux, beaucoup de matières, autant d’éléments constitutifs d’une œuvre complexe et obscure, imprégnée d’art et de science, de technologie, de philosophie, de théologie, de métaphysique, de mysticisme.

Castellucci y fait se croiser toutes les formes artistiques, questionne l’espace et le temps, met en place sa propre cosmogonie qui s’apparente à l’œuvre d’art totale telle qu’appelée de ses vœux par Richard Wagner. Pas étonnant donc qu’il commence en 2008 une brillante carrière de metteur en scène d’opéra au Théâtre de la Monnaie à Bruxelles avec une œuvre aussi mythique qu’impossible : Parsifal. Comme au théâtre, Castellucci fouille en profondeur le sens même de l’œuvre en balayant tous les stéréotypes véhiculés par une tradition lyrique poussiéreuse sans pour autant chercher à l’expliciter mais bien plutôt à en explorer voir redoubler ses zones d’ombres. Là encore les images marquent. La forêt obscure et primitive du premier acte, la boîte blanche où sont suspendues des filles-fleurs nues et « bondagées », enfin l’humanité toute entière représentée par l’errance sans fin d’une foule immense et bigarrée à la recherche de son sauveur.

Toutes ces images, ces tableaux vivants sont autant d’indices non négligeables d’une dramaturgie de la non-monstration, de la non-efficience, de l’interrogation qui prend pour point de départ le vide, l’inconnu, l’ineffable, l’indicible. « Il ne s’agit pas de produire quelque chose à voir », c’est en ces termes que Castellucci définit le rôle de l’artiste aujourd’hui qui selon lui a à charge de mettre comme de « dé-mettre » en scène rapporte Jean-Louis Perrier. “La beauté n’est pas un objet”, elle doit “être débusquée” dit Romeo Castellucci.

Romeo Castellucci décrit son théâtre comme « un espace sans contenu (…) un renoncement au discours ». Lieu de la négation, sans doute le théâtre anticonformiste et iconoclaste de l’artiste italien l’est assurément, celui de la révélation aussi. Pour y parvenir, inutile d’y chercher ses repères habituels. Les signes y sont nombreux mais pas les plus rassurants. Ceux qui se décryptent dans l’indéchiffrable. A la lecture des pages du livre de Jean-Louis Perrier, une chose saute aux yeux : l’absence d’univocité, donc de confort pour le spectateur qui demeure hagard et dérouté.

Ce sont des spectacles qui ne se voient pas sans risque, c’est d’ailleurs le moteur revendiqué par leur créateur. Ils séparent, divisent, intriguent, irritent, à l’image du choc qu’a pu représenter la pièce Sul Concetto di volto nel figlio di Dio mettant en scène la dégradation physique d’un vieil homme incontinent assisté de son fils démuni sous l’autorité impassible du visage immense et immobile du Christ peint par Messina. L’auteur du livre passe sous silence l’intervention saccageuse d’intégristes religieux bien décidés à empêcher le bon déroulement de la première représentation du spectacle qu’ils jugeaient « christianophobe ».

Ici comme ailleurs, Ecce homo semble dire Castellucci dans son œuvre douloureuse, bouleversante, puisant aux sources antiques, mythologiques, bibliques et tragique. La tragédie pour Castellucci est le « noyau même du théâtre (…) l’unique discipline qui m’intéresse, l’unique possible », dit-il, c’est un « matériau explosif ou radioactif, dangereux ». comme son théâtre en somme, qui confronte l’homme au sens même de l’existence et aux mystères de sa triste condition.

 “Ces années Castellucci (1997-2014)” de Jean-Louis Perrier, coll. du Désavantage du vent. Ed. Les Solitaires Intempestifs. 15,50 euros.

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Christophe Candoni
Christophe est né le 10 mai 1986. Lors de ses études de lettres modernes pendant cinq ans à l’Université d’Amiens, il a validé deux mémoires sur le théâtre de Bernard-Marie Koltès et de Paul Claudel. Actuellement, Christophe Candoni s'apprête à présenter un nouveau master dans les études théâtrales à la Sorbonne Nouvelle (Paris III). Spectateur enthousiaste, curieux et critique, il s’intéresse particulièrement à la mise en scène contemporaine européenne (Warlikowski, Ostermeier…), au théâtre classique et contemporain, au jeu de l’acteur. Il a fait de la musique (pratique le violon) et du théâtre amateur. Ses goûts le portent vers la littérature, l’opéra, et l’Italie.

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