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Le monument et ses valeurs, une traduction d’Aloïs Riegl

Le monument et ses valeurs, une traduction d’Aloïs Riegl

01 July 2016 | PAR Franck Jacquet

Le petit texte proposé par les éditions Allia est une traduction d’un écrit du début du XXe siècle dans lequel l’auteur Aloïs Riegl, propose une grille de lecture des valeurs pour aider à classer les monuments mais aussi les œuvres et ce dans le but de déterminer des priorités pour une politique publique de conservation dans l’Autriche-Hongrie d’alors. Très vite, à travers les rapprochements possibles avec Walter Benjamin ou les débats esthétiques européens précédant la Grande Guerre, on s’aperçoit qu’il s’agit bien d’un texte fondateur pour penser la mise en œuvre des politiques publiques concernant le patrimoine. La centaine de pages s’adresse donc à un public connaisseur de la question ou s’intéressant au contexte de la modernité viennoise, lequel transparaît largement, avec toutes ses contradictions et ambiguïtés.

Visuel - Le culte moderne des monuments

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D’une valeur l’autre  

Aloïs Riegl souhaite édicter des principes généraux pour élaborer un classement des bâtiments et plus généralement des œuvres dans une Autriche hantée par son passé, encore grand mais bien menacé. La réflexion met en avant des valeurs qui transparaîtraient à travers les monuments, les objets étant des réceptacles des intentions des hommes. Ce sont donc ces valeurs qui sont mises en avant dans le texte : la valeur d’ancienneté, la valeur historique et la valeur de contemporanéité. Les trois peuvent être formées de valeurs sous-composantes, elles constituent trois ensembles bien distincts. La valeur d’ancienneté, quelque part, fait écho à l’authentique qu’on attend d’un paysage typique et des monuments qui peuvent le peupler, ce qui, selon l’auteur, se traduit par une accessibilité immédiate car très ancrée pour une population large. L’exemple du clocher ou de retable baroque apparaît évident dans le paysage catholique de la capitale de l’empire multiethnique. A l’inverse, la valeur historique marquerait un tournant esthétique, technique et donc un événement qui donc demande une certaine expertise ou un apprentissage minimum pour comprendre la portée de la forme s’offrant au regard. Indubitablement, cette valeur semble susciter de nombreuses difficultés et oppositions selon l’auteur. Enfin, la valeur de contemporanéité est en fait un amalgame de « sous-catégories » parmi lesquelles la valeur d’usage est essentielle. Ici, le propre du moderne serait  que l’on comprenne presque immédiatement la cohérence entre forme et utilisation. On résume ici grossièrement la démarche, mais l’intérêt est de comprendre cette classification et de percevoir combien Aloïs Riegl cherche à montrer les oppositions mais aussi les passerelles entre ces valeurs. De même, l’action et le regard de l’homme ne sont pas les seuls à considérer puisque des « forces naturelles » (érosion, accidents…) viennent modifier le faciès d’un monument et donc perturber sa valeur originelle.

 

Prémisses de la conservation contemporaine

Ce tableau des valeurs attribuées à des objets doit donc servir à une politique de conservation qui n’est pas réellement exposée ici, mais esquissée dans les dernières dizaines de pages. Et ici toute personne intéressée par le contexte viennois d’alors sera frappée par l’impact des débats d’alors : l’opposition entre le baroque (si omniprésent et franchement décrié par l’auteur) et le gothique est très marquée. Le catholicisme, si présent, apparaît à travers l’Eglise et les prélats (qui sont les financeurs des rénovations ou constructions) est au premier plan, l’Etat n’étant que secondaire : en effet la religion est un pilier du nationalisme habsbourgeois. Riegl semble préférer ce rôle à celui de l’ascendance génétique qui est mise à distance : « la limitation patriotique à la valorisation de l’art des ancêtres présumés (…) le lien génétique était encore apparent entre cette toute récente conservation des monuments non intentionnels… » (p. 29) qui est dévalorisée. Même si les choix ne sont mis au jour que très progressivement par l’argumentation, le régime de valeurs mis en avant favorise bien le rôle de la religion au détriment des autres critères sans qu’on sente un prosélytisme particulier, trait si représentatif et forçant l’admiration de cette Vienne engloutie : une hiérarchie des valeurs certes, mais au service d’un projet universaliste (en l’occurrence un classement et une préservation voire une restauration rationnels).

La fin de la valeur artistique absolue

Il ne faut pas lire le regard sur le moderne que porte Aloïs Riegl comme une généralisation de la modernité. Sans détour, il est affirmé la fin de la valeur artistique absolue mais cela n’empêche encore une fois pas le choix de sélectionner et classer selon des significations et qualités propres aux œuvres considérées. Ainsi, c’est justement parce qu’il y a désormais une possibilité de constitution d’œuvres détruites ou restauration de celles-ci qu’il faut réfléchir sur l’opportunité de telles actions. Ici on voit poindre une réflexion propre à celle de Walter Benjamin sur le changement de place de l’œuvre à l’ère moderne (L’œuvre d’art à l’heure de sa reproductibilité technique) de même que, à propos de la valeur d’usage, le débat sur le fonctionnalisme qui agite en ces premières années du XXe siècle le tout Vienne de la création, notamment Adolf Loos qui publie son très direct Ornement et crime. D’ailleurs l’auteur se positionne sans cesse sur les difficultés engendrées par le mélange des styles (notamment médiévaux et modernes, baroques) et fait écho aux critiques portées contre les styles éclectiques qui ont dominé le siècle précédent. Ce ne sont là que quelques exemples, mais de manière évidente, c’est à travers ces quelques propositions sur le classement des monuments tous les grands débats esthétiques du tournant du siècle qui transparaissent. C’est donc un passionnant condensé qui nous est proposé, et qui d’ailleurs peut être en écho avec nos questionnements contemporains dans une ville haussmannienne si hostile aux innovations paysagères, urbanistiques et architecturales : l’auteur prend ainsi du recul, déjà en son temps, sur les dérives d’une valeur d’ancienneté qui dicte parfois que « le sentiment pur et apaisant du passage naturel et impérieux ne doit pas être troublé par la greffe arbitraire d’une nouvelle création » (p. 49). A méditer…

Informations livre :

RIEGL, Aloïs (trad. : DUMONT, Matthieu, LOCHMANN, Arthur), Le culte moderne des monuments, Paris : Allia, Mai 2016 : 110p. – ISBN : 979-10-304-0143-I – 7,50 euros.

Visuel : couverture de l’ouvrage.

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Franck Jacquet
Diplômé de Sciences Po et de l'ESCP - Enseigne en classes préparatoires publiques et privées et en école de commerce - Chercheur en théorie politique et en histoire, esthétique, notamment sur les nationalismes - Publie dans des revues scientifiques ou grand public (On the Field...), rédactions en ligne (Le nouveau cénacle...) - Se demande ce qu'il y après la Recherche (du temps perdu...)

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