Essais
Pour comprendre les contes : une analyse historique et culturelle des Mille et Une Nuits

Pour comprendre les contes : une analyse historique et culturelle des Mille et Une Nuits

02 May 2013 | PAR Franck Jacquet

Les contes des 1001 nuits se résument généralement à quelques images : Shahrazade, un sultan habitant un riche palais, entouré de son harem, des paysages identifiés au Proche-Orient antique et médiéval qui restent pourtant mythiques. L’orientalisme est passé par là et ses traces marquent encore sans aucun doute l’approche populaire de ces contes. Jean-Claude Garcin se propose avec cet ouvrage de participer à l’approche renouvelée de ces contes parfois ancestraux (des temps de l’Arabie heureuse). Plusieurs travaux et analyses ont désormais été publiés depuis deux décennies ; il reprend ainsi une perspective analytique et d’histoire culturelle (parfois politique) qui libère enfin l’ouvrage d’une vieille gangue qui avait fini par recouvrir le sens même des contes.

Jean-Claude Garcin, Pour une lecture historique des Milles et une nuitsOù l’accumulation des sources permet de comprendre les différentes portées des contes
Jean-Claude Garcin, Professeur honoraire à l’Université d’Aix-Marseille, mène avec cet ouvrage d’une grande ampleur, près de 800 pages de texte et compléments déroulant une analyse méticuleuse, une recherche proprement historique. En médiéviste, il cherche à comprendre quelles sont les sources ayant permis l’accumulation de contes d’origines et de périodes différentes mais aussi les réécritures, les combinaisons de textes. Le volume que nous connaissons aujourd’hui est en effet issu de quelques éditions du début de la période contemporaine, notamment l’édition des presses de Bulaq, des années 1830, qui elle-même était concurrencée par deux ou trois autres manuscrits sources (manuscrits dit de Paris, Breslau…).

Il faut donc dans un premier temps comprendre le contexte d’édition, qui n’est pas nécessairement relié à l’influence occidentale. Non, selon l’auteur, l’édition de Bulaq, issue des faubourgs du Caire et d’un manuscrit d’un cheikh du XVIIIe, n’est pas le fait de commanditaires occidentaux ou d’une réaction à l’influence française et britannique. Les collections publiées en Allemagne, à Paris ou ailleurs sont des entreprises comme déconnectées (on aura un contrepied concret et intéressant à la perspective d’histoire désenclavée si omniprésente aujourd’hui). Pour autant, on ne peut complètement s’ôter de l’esprit que cette collecte est effectuée comme pour conjurer le début du déclin d’un empire ottoman qui ne fait plus que piétiner en Europe danubienne ou face aux Russes.

Comment restituer « l’économie de l’œuvre » ? Il faut comprendre que chaque volume (quatre en tout) est lui-même une strate remaniée (plusieurs contes connaissent plusieurs versions). Ces strates se présentent ainsi : une première couche est antique et médiévale et fut particulièrement retravaillée par un auteur du XVe siècle appelé le « moraliste » en ce qu’il reprend les récits pour mettre en avant (voire créer) une morale aux contes et à l’ensemble formé par ceux-ci ; elle est elle-même constituée de plusieurs siècles d’accumulation. La seconde couche est faite de contes du début de la période moderne, le XVIe siècle pour lequel est notamment présente l’apogée de Soliman qui apparaît à travers l’espace élargi des contes. Enfin, les contes des XVIIe et XVIIIe siècles s’acheminent comme la réécriture du Moraliste vers une certaine « fermeture » culturelle et religieuse correspondant à un déclin relatif et progressif de la richesse culturelle du Levant ottoman, de l’Egypte à la Syrie surtout. Par un jeu de comparaisons des sources et de travail des indices historiques, textuels, contextuels, Jean-Claude Garcin met en avant les moments forts de formation de l’œuvre, véritable démarche rappelant les études menées par les historiens sur les sources bibliques et antiques pour en dégager le sens.

Une approche historique plus que culturelle
L’auteur retire de cette chronologie de la formation de l’œuvre plusieurs enseignements. Le premier point saillant est le fait que Le Caire, lieu de mise en forme, se fait ainsi carrefour d’une civilisation entière car si l’essentiel des contes fait référence à l’environnement levantin, on constate que les routes des voyages féériques menés par les héros (parfois historiques) embrassent un espace bien plus large. Alors que les arabes conquérants de l’époque médiévale cherchent à convertir le monde entier, les contes font référence aux rives de l’Indus et à l’aire indienne ou à l’Espagne et à la Méditerranée, lieu de confrontation mais aussi de découvertes (on se rappellera des cartes si novatrices d’Al-Idrisi préfigurant les portulans). De même, on voit l’Europe balkanique affleurer dans les contes de la période ottomane (moins l’Europe occidentale, évoquée plus rapidement bien que les transferts culturels furent importants au Moyen-Age central). La Chine apparaît quant à elle comme horizon des routes cairotes lorsque les mamelouks alors maîtres de la ville sont menacés, parfois soumis aux envahisseurs mongols. L’auteur nous rappelle donc bien combien l’espace embrassé par les contes est celui d’une civilisation arabo-musulmane diverse, formant un ensemble plus ou moins étendu selon les périodes mais constituant un « espace vécu » allant de l’Atlantique et Philae à l’Afghanistan, de Chine à l’Océan indien. L’exemple des tribulations de Sindbad le marin n’est que le plus connu de ces personnages amenés à affronter des contrées lointaines. Quelque expression issue d’Asie centrale ou de Chine permet ainsi de comprendre la provenance du conte de Jullanar. Une analyse structurale plus approfondie aurait pu permettre sans doute de faire émerger plus complètement les modalités et les temporalités de ces contacts culturels. Reste que la rigueur de l’analyse (présentation des versions, comparaison et conclusion sur la période d’insertion dans « l’ensemble 1001 Nuits ») dégage une grande clarté pour le lecteur. Les paysages du Moraliste sont ainsi retravaillés, Le Caire est dépeint sous un nouveau jour, au service des vertus vantées plus que dans l’objectif de refléter la réalité de la métropole égyptienne.

La diversité des contenus
Le second apport de l’ouvrage est donc de mettre en avant la pluralité des contenus des histoires devant être contées par la princesse cherchant à sauver sa vie de la cruauté de son maître. Elles narrent pour beaucoup des récits héroïques, des romances contrariées pour des raisons sociales et politiques (l’occasion de comprendre les hiérarchies d’alors…) mais aussi des motifs symboliques ou des maximes impliquant des animaux et sans soubassement historique ou matériel évident. Les couches de ce grand oignon ne peuvent qu’être profondément variées malgré les réécritures.
On appréciera qu’une partie des contes apparaisse dans leur lettre même. Certains récits sont complets et l’apport des notes abondantes et précises permet d’expliquer et d’approfondir pour celui qui le souhaite. Un thème reste pourtant étonnamment absent y compris lorsque les guerres extérieures sont relatées : la raison d’Etat. Alors que les Etats territoriaux européens se structurent autour de cette notion clé, les Ottomans ne semblent pas la considérer pour des raisons philosophiques et religieuses mais aussi sociales. Les peurs du déclin de l’Empire et de la société affleurent pourtant dans les contes (par exemple dans le conte de Jali’Ad et Shimas). La violence est assez présente mais est loin d’être généralisée, ce qui permet de désamorcer les clichés orientalistes du sultan sanguinaire avec ses captives et ses sujets…
Jean-Claude Garcin insiste enfin sur le fait que le XVIIe et le XVIIIe siècle sont une période contrastée où les contes sont toujours produits en nombre, où leur diversité ne se démentit par réellement, mais où on cherche aussi à achever ce cycle devenu recueil volumineux fixant les traditions orales et écrites elles-mêmes très répandues et variées. La collecte maltraite certains récits mais doit former un tout organique : celui que nous connaissons aujourd’hui.

Le travail de Jean-Claude Garcin est une somme remarquable, volumineuse, renseignée et précise : l’abondance des notes, la très impressionnante bibliographie et les quelques illustrations utiles sont autant d’éléments complétant une démarche universitaire et érudite. Cette lecture historique des Mille et Une Nuits apportera beaucoup aux chercheurs et analystes devant s’appuyer sur cette œuvre si centrale dans ce que l’on peut appeler la « culture arabo-musulmane ». On ne saura trop conseiller de se rendre à l’exposition consacrée au thème des 1001 nuits à l’Institut du Monde Arabe, autre fenêtre tout aussi réussite.

Jean-Claude Garcin. Pour une lecture historique des Mille et Une Nuits, Paris, Actes Sud – Sindbad, Février 2013, 804 p

Franck Jacquet.

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Franck Jacquet
Diplômé de Sciences Po et de l'ESCP - Enseigne en classes préparatoires publiques et privées et en école de commerce - Chercheur en théorie politique et en histoire, esthétique, notamment sur les nationalismes - Publie dans des revues scientifiques ou grand public (On the Field...), rédactions en ligne (Le nouveau cénacle...) - Se demande ce qu'il y après la Recherche (du temps perdu...)

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