Essais
Penser Mai 68 : Quelques essais indispensables pour mesurer l’héritage

Penser Mai 68 : Quelques essais indispensables pour mesurer l’héritage

06 June 2018 | PAR Yaël Hirsch

A l’heure où Paris commémore les 50 ans de Mai 68 en liant une douzaine d’institutions sous le parrainage du Philosophe Philippe Artières pour des expositions plutôt archivistiques (lire notre article), quels essais peut-on lire pour comprendre ce qui s’est passé avec ces « événements » et comment ils sont encore actifs aujourd’hui.

Loin de l’idée d’une Révolution magnifique ou du livre noir d’une « Pensée 68 » porté par des philosophes français qui ont tout piqué aux allemands du siècle précédent (essai célèbre de Luc Ferry et Alain Renault), un bref aperçu d’essais qui sortent ou ressortent au printemps 2018 dresse un bilan calme et mitigé de ce que l’on appelle désormais « les événements ». Certaines idées se seraient donc implantées malgré des utopies qui ont déchanté. Étrange calme d’hypothèses en période de contestation sociale marquée…

Le passé repensé…

Pour mieux comprendre les événements de mai 68, Gallimard ressort en format de poche plusieurs collections d’essais. Le premier volume est une réédition de 2008 : Mai 68 Le Débat revient sur les textes réflexifs publiés alors dans la célèbre revue d’idées de la Maison. Au menu : réflexions sur la mémoire (Jean-Pierre Rioux, Daniel Cohn-Bendit), sur les mutations générationnelles (Jean-Pierre Le Goff, Marcel Gauchet) et retours sur le livre critique de Ferry et Renaud. Un petit précis rouge de la collection Forum contient des textes de Maurice Blanchot. Ils commencent au moment même où il s’engageait dans le comité d’étudiants- écrivains au début des années 1990 où il revient sur cet engagement. Sous le titre Lorsqu’il se passe dans la rue des choses extraordinaires, c’est la révolution, ce recueil enjoint à penser Mai 68 comme une révolution sans prise de pouvoir. Une révolution qui ne se termine pas donc un peu comme chez François Furet mais sans effusion de sang (sans trop de). Enfin, un autre petit recueil condense des textes réflexifs sur Mai 68 et écrits après. Pierre Nora construit sur l’événement mai 68 et en l’opposant à la commémoration organisée pour le bicentenaire de la Révolution, livre une réflexion sur le nouvel usage de la mémoire. La commémoration crée son propre événement et l’emporte sur l’histoire… Bien. Mais cela s’applique-t-il à ce cinquantenaire où l’on nous récite les faits comme une litanie ? L’essai de Philippe Sollers vante l’éclosion mystique d’une liberté individuelle. Important. Et Gilles Lipovetsky explique clairement le passage d’un l’individualisme de transgression à un individualisme bien tempéré : les soixante-huitards sont devenus bourgeois et nous entraînent dans leur sillage. Antoinette Fouque enfin, soulève la question du « priapisme » de l’événement, c’est- à dire son machisme, ce qui en cette période de commémoration et de #MeToo est peut-être la révision la plus révolutionnaire et passionnée de Mai.

Des féministes d’alors témoignent pour repenser la libération sexuelle

En effet, plusieurs témoignages sont sortis. Notamment en réaction à l’idée de l’historienne, Michelle Perrot sur le “silence des  femmes”, en 2018, elles prennent enfin la parole. Elles ? Des ouvrières, des intellectuelles qui étaient partie prenante du mouvement et qu’on enjoint de s’exprimer alors que le #MeToo semble à nouveau selon le mot de Michel de Certeau être un « Prise de Parole » comparable à celle de la Prise de la Bastille. Mais si la libération de la parole est effective, dans les faits que les femmes aient tapé à la machine des tracts écrits par des hommes et leur aient préparé des sandwichs en rongeant leur frein semble être une idée neuve en France. D’accord pour la Révolution sexuelle, mais tempérée. Dans un texte élaboré pour les Rencontres de Cerisy et très puissamment littéraire avec ses ellipses, ses silences et ses interruptions, Leslie Kaplan revient chez P.O.L. sur son expérience dans un usine, son émotion à voir les femmes se réunir et tricoter dans la cour : « En mai 68 on a fait l’expérience du dialogue » (p. 21) ce qui a permis de « mettre le monde à l’envers ». Même s’il a fallu plus de temps pour des droits et que l’égalité des conditions de travail n’est pas encore là. Encore plus virulente, dans « L’autre héritage de Mai 68 », l’historienne Malka Marcovich  revient à travers des archives, des documents de l’une et une trentaine de témoignages sur « La face cachée de 1968 ». Petite ou grande histoire de la libération sexuelle, avec en regard la Défense ou l’aliénation non-dite et maintenue des femmes, l’essai revient de manière chronologique sur l’avant (La France des années 1950), les prémisses (Loi Neuwirth, souffle de jeunesse dans la musique) et l’héritage de 1968 de l’Apres Guerre aux années 1990. Émaillé de témoignages, ce récit chronologique d’histoire culturelle et sociale, révèle par des affaires qui ont défrayé la chronique ou des propos recueillis combien l’idée de libération sexuelle et complexe, notamment quand on pense à la cause féministe. Entre avoir la liberté de désirer et le devoir de se comporter avec fausse joie en «  Emmanuelle « , il y a un monde souvent traversé et qui rend le sexe triste. Mai 68 triomphe du libéralisme patriarcal plutôt que de la liberté ? L’idée n’est pas neuve mais obsédante et l’auteur a peut que cela discrédite les acquis indéniables. Du côté des hommes, liant Mai 68 au #MeToo avec une apparente facilité, Raphaël Liogier essaie de ménager « la valeur transcendantale du consentement » en évitant la censure trop prononcée et appelle à achever ce qu’a entamé 1968 en aidant les hommes à se libérer des reliquats inconscients du «patriarcat » : pour lui c’est une « adhérence » et pas une « adhésion ». La libération de la parole des femmes depuis l’affaire Weinstein rejoindrait celle des jeunes et des ouvriers – parmi lesquels des femmes – en 1968 pour proposer de parachever la Révolution.

Une idée et une correspondance à critiquer et à laisser infuser, mais  qui néanmoins semble pointer vers le lieu où l’on réfléchit vraiment mai 68, cinquante ans après  : le genre plus que le social.

Les Livres:
Maurice Blanchot, Mai 68, révolution par l’idée, Folio Le Forum, 160 p., 6 euros.
Collectif, Commémorer Mai 68, Folio le Forum, 128 p., 5,50 euros.
Mai 68, le Débat, Folio essais, 416 p., 7,49 euros
Malka Marcovich, L’autre héritage de Mai 68, Albin Michel, 18 euros.
Leslie Kaplan, Mai 68, le chaos peut être un chantier, POL, 80 p., 9 euros.
Michelle Perrot (préface), Filles de Mai. 68 mon Mai à moi, Bord de l’eau, 180 pages, 16,50 euros.
Raphaël Liogier, Descente au coeur du Mâle, éditions Les Liens qui Libèrent., 144 pages, 12,50€

visuel : couverture du livre de Malka Marcovich

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Yaël Hirsch
Co-responsable de la rédaction, Yaël est journaliste (carte de presse n° 116976), docteure en sciences-politiques, chargée de cours à Sciences-Po Paris dont elle est diplômée et titulaire d’un DEA en littérature comparée à la Sorbonne. Elle écrit dans toutes les rubriques, avec un fort accent sur les livres et les expositions. Contact : [email protected]

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