Essais

Le chalet de la mémoire, le chateau intérieur de l’intellectuel Tony Judt traduit en français chez Eho

14 September 2012 | PAR Yaël Hirsch

Après “Retour sur le 20ème siècle“(2010) et “Contre le vide moral“(2011) les éditions Héloïse d’Ormesson continuent à traduire et publier les derniers écrits du grand historien new-yorkais d’origine britannique, Tony Judt. Décédé à 52 ans, en 2010 des suites  d’une sclérose latérale amyotrophique qui l’a laissé totalement paralysé, le grand spécialiste de l’Histoire contemporaine de l’Europe a livré tout au long de la dernière année de sa vie des souvenirs fulgurants de son enfance en Angleterre, en Israël et de son arrive à New-York, ville monde ou ce juif-non juif se sentait vraiment chez lui, à la direction de l’Institut Remarque de NYU. Publiés par épisodes dans la New York Review of Books, ces souvenirs croustillants sont rassemblés dans “Le chalet de la mémoire”, traduit en Français par Pierre-Emmanuel Dauzat. Sortie le 10 octobre 2012.

Comme beaucoup de juifs d’origine européenne et malgré  son passé de britannique et socialiste Tony Judt a une fascination pour la Suisse. Quand votre famille paternelle a échappé à la Shoah , le calme, la sécurité, la démocratie directe à petite échelle et même l’ennui, ont toujours quelque chose d’attirant. Le recueil des textes autobiographiques écrits par un Tony Judt assigné à l’immobilité par la maladie mais dont l’esprit continuait plus que jamais de carburer, s’ouvre et se ferme donc sur les paradoxes glorieux de l’Helvétie… Et à un chalet particulier où il passait des vacances enfant et dont la topographie lui a inspiré une méthode pour renforcer sa mémoire, arme précieuse et source première de l’historien, mais également seul espace de liberté de l’homme au corps que la maladie fige.

“Le chalet de la mémoire” est donc une sorte de château intérieur pour athée, où chaque pièce du passé se revisite avec une telle force qu’il n’y a presque plus de nostalgie. Bien sûr, Tony Judt regrette de ne plus jamais pouvoir se poser dans un train, transport et état de mobilité qu’il a adoré toute sa vie, de la ligne verte du métro londonien aux petits trains de glaciers en Engadin. Puis, le fil de la vie vient se dérouler, la cuisine insipide de sa mère anglaise versus la nourriture riche de sa grand-mère belge, les racines socialistes esquissées, la surprise de certaines conventions au King’s College d’Oxford, la vocation d’historien, l’aparté sioniste et le passage au Kibboutz, l’hésitation entre le vieux et le nouveau monde… Les mariages et les divorces sont évoqués, la pruderie contemporaine des campus américains où sont dégainées les grenades du gender aussi bien que la génération pseudo-libérée qui a eu 20 ans en 68 et dont Tony Judt fait pleinement partie sont moquées.  Et en fin de parcours, les questions plus cérébrales, plus graves : l’identité juive sans la foi, la méfiance à l’égard de toutes les appartenances et étiquettes qui rangent cet intellectuel socialiste sur certains aspects de culture et d’éducation parmi les plus “conservateurs”. Et puis enfin, la crise du milieu de la vie qui a ouvert sur l’apprentissage du tchèque, l’ouverture à ce que Milan Kundera appelait “L’autre Europe”, et, au milieu de ces souvenirs, un essai à la fois très classique et capital sur le poète polonais Czeslaw Milosz  que Judt transmue en mise en garde contre les sirènes de toutes les idéologies même  liées au marché triomphant et en véritable plaidoyer sur la liberté de penser.

Un numéro de distanciation acéré et une perspective unique sur notre temps, sous le soleil noir de la maladie.

Tony Judt, “Le chalet de la mémoire”, trad. Pierre-Emmanuel Dauzat, Pierre-Emmanuel Dauzat, eho, 208 p., 18 euros. Sortie le 20 octobre 2012.

“Avec Zizek- Ou Antonio Negri, peut-être – nous sommes, parmi les intellectuels surtout connus pour êtres … des intellectuels au sens ou Paris Hilton est célèbre pour être ..célèbre”, p. 106

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Yaël Hirsch
Co-responsable de la rédaction, Yaël est journaliste (carte de presse n° 116976), docteure en sciences-politiques, chargée de cours à Sciences-Po Paris dont elle est diplômée et titulaire d’un DEA en littérature comparée à la Sorbonne. Elle écrit dans toutes les rubriques, avec un fort accent sur les livres et les expositions. Contact : [email protected]

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