Essais
De la guerre à la guerre totale, de Carl von Clausewitz à Erich Ludendorff

De la guerre à la guerre totale, de Carl von Clausewitz à Erich Ludendorff

15 November 2014 | PAR Le Barbu

414kkEmOLBLAlors que les journaux augmentent leurs tirages en titrant “Vers la troisème guerre mondiale?”, je vous propose de lire deux ouvrages fondateurs de la guerre moderne réédités dans la collection Tempus des éditions Perrin. Le 18 février 1943, alors que l’Allemagne est en déroute sur sol russe, dans le Palais des Sports de Berlin, Joseph Goebbels, prononce un discours exalté et lance à son auditoire cette question fameuse : “Voulez-vous la guerre totale ?”. Et l’auditoire, dans un des plus furieux moments de transe jamais organisés par le régime, répond : Oui ! Dès 1815, Clausewitz parle de “guerre absolue”, pour désigner le stade ultime d’un conflit, celui où les belligérants mettent en œuvre tous leurs moyens non plus seulement pour vaincre, mais pour anéantir l’ennemi. La notion de “guerre totale” est reprise par le commandement allemand lors de la Ière Guerre Mondiale. En 1916, Erich Ludendorff (1865-1937), bras droit du Chef d’Etat-major Paul von Hindenburg, demande que tous les pouvoirs civils et militaires de l’Empire soient confiés au commandement militaire. Toutes les ressources, toutes les forces vives de la nation doivent être orientées vers l’effort de guerre, organisé par une planification militaire cohérente et centralisée. Après la défaite, Ludendorff expose ces analyses dans un livre, publié en 1936, intitulé, précisément La guerre Totale.

Pour Ludendorff, la Première Guerre Mondiale marque le passage d’une guerre traditionnelle limitée dans son ampleur et dans ses objectifs à la guerre totale. Elle est donc, comme le dit Clausewitz, “la continuation de la politique par d’autres moyens“. Prolongement du politique, elle en a la froideur calculée et l’ampleur limitée. Or, affirme Ludendorff, la définition clausewitzienne de la guerre est obsolète : “Clausewitz est aujourd’hui anachronique et en tout point dépassé”. Clausewitz concevait la guerre comme un engagement limité, référé à un objectif défini et précis, et circonscrit à la seule sphère militaire. La guerre est l’affaire des ministres et des soldats. Elle se déroule en champ clos, selon les codes d’un art et d’un droit coutumier de la guerre qui régit l’affrontement des gentilshommes depuis des siècles. Clausewitz, contemporain de la Révolution française, de l’engagement en masse de volontaires, de la conscription et de la naissance du service militaire, percevait pourtant bien les germes d’une mutation de l’essence de la guerre. Clausewitz parle d’une “montée aux extrêmes” qui fait tendre la guerre vers sa “forme absolue”. Mais pour Ludendorff, Clausewitz ne va pas assez loin. Désormais, la guerre est l’affaire de tout un peuple. Elle engage le peuple tout entier et a pour enjeu la survie du peuple tout entier. Cette forme absolue de la guerre, c’est la Guerre Mondiale qui la réalisera. La ligne de partage traditionnelle entre civils et militaires sera brouillée, effacée. Le civil devient combattant du front, d’un autre front, celui de l’arrière. Le champ de bataille, au sens propre du mot, s’étendra sur la totalité des territoires des peuples belligérants. La population civile, comme les armées, subira l’action directe de la guerre. La guerre totale ne vise donc pas seulement l’armée, mais aussi les peuples, elle les y associe comme cibles et comme combattants.

 

I-Grande-13523-de-la-guerre-tempus-127.netŒuvre majeure, De la guerre marque une rupture radicale dans la façon de concevoir le phénomène guerrier. Pour Carl von Clausewitz et, après lui, pour toute la doctrine militaire occidentale, la stratégie et la tactique constituent un art fondé sur des principes rationnels au service d’une volonté. Cette édition, dont les parties les plus techniques ont été retranchées, donne un Clausewitz d’autant plus lisible que la nouvelle traduction de Laurent Murawiec est à la fois fidèle et limpide.

9782262047450Cet ouvrage capital, véritable bréviaire de la guerre totale, mérite d’être redécouvert. Inversant la thèse du De la guerre de Clausewitz qu’il prétend dépasser, Ludendorff affirme que le politique doit être entièrement subordonné au militaire dans le cadre d’une dictature qui mobilise tous les moyens de production du pays pour gagner la guerre totale à venir. De même, celle-ci doit être offensive et non pas défensive : sur le plan tactique, il revient au commandement de rechercher la rupture du front adverse par la concentration de toutes les forces en ses points faibles, sans hésiter à frapper les civils par des bombardements pour démoraliser l’adversaire. Les bases du blitzkrieg étaient ainsi posées dès 1935, et Hitler s’en servira lors des campagnes de Pologne, de France et de Russie.

“Si nous voulions la gagner, chacun de nous devait donner jusqu’à son dernier souffle, au sens propre du mot, jusqu’à la dernière goutte de notre sueur et de notre sang”. (Ludendorff)

De l’évocation du passé, il induit une prophétie pour l’avenir.

Ces forces spirituelles revêtent aux yeux de Ludendorff une importance particulière. L’engagement spirituel, celui, psychologique et intellectuel, de toute l’âme du peuple, conditionne les autres modalités de l’engagement guerrier. L’avènement contemporain de la guerre totale inverse donc les rapports traditionnels entre politique et guerre. Dans la perspective traditionnelle qui est celle de Clausewitz, la guerre est un prolongement de l’action politique par des moyens autres. L’armée n’est qu’un outil manié par le politique. Pour Ludendorff, au contraire, la possibilité de l’éclatement d’une guerre totale qui menacerait la survie même du peuple exige que les toges le cèdent aux armes, que le politique se subordonne au militaire. La guerre de cabinet ne laissait que des cicatrices superficielles sur le corps du peuple. La guerre totale met rien moins en jeu que son existence. Le caractère radical de l’enjeu et du danger donnent la préséance au militaire, seul capable de conformer les corps et les esprits au combat total : “La guerre et la politique servent la conservation du peuple, mais la guerre reste la suprême expression de la volonté de vie raciale. C’est pourquoi la politique doit servir la guerre“. (Ludendorf)

“De la guerre” de Carl von Clausewitz, et “La guerre totale” d’Erich Ludendorff, collection Tempus, éditions Perrin, 2014.

Pour aller plus loin: Nazisme et guerre totale: entre mécanique et mystique, essai par Johann Chapoutot, mars 2005: http://www.sens-public.org/spip.php?article171


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Le Barbu
Le Barbu voit le jour à Avignon. Après une formation d'historien-épigraphiste il devient professeur d'histoire-géogaphie. Parallèlement il professionnalise sa passion pour la musique. Il est dj-producteur-organisateur et résident permanent du Batofar et de l'Alimentation Générale. Issu de la culture "Block Party Afro Américaine", Le Barbu, sous le pseudo de Mosca Verde, a retourné les dancefloors de nombreuses salles parisiennes, ainsi qu'en France et en Europe. Il est un des spécialistes français du Moombahton et de Globalbass. Actuellement il travaille sur un projet rock-folk avec sa compagne, et poursuit quelques travaux d'écriture. Il a rejoint la rédaction de TLC à l'automne 2012 en tant que chroniqueur musique-société-littérature.

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