Essais
[Chronique] La France face au génocide des Arméniens

[Chronique] La France face au génocide des Arméniens

24 April 2015 | PAR Stéphane Blemus

Alors que s’esquissent les commémorations du centenaire, la publication du nouvel ouvrage de l’historien Vincent Duclert fixe le projecteur sur la relation troublée de la France avec le génocide des Arméniens de 1915, entre arménophilie et défense des intérêts nationaux français.
[rating=4]

france génocide arménienUn siècle après le génocide arménien, la France rassemble la diaspora arménienne la plus importante d’Europe et la quatrième dans le monde hors Arménie. Patrie d’accueil, la France a représenté, aux yeux d’une partie de l’intelligentsia arménienne, l’incarnation d’une certaine culture et d’une certaine morale républicaine. Nombre de ses acteurs publics, de Jean Jaurès à Anatole France, ont porté, hier comme aujourd’hui, au vu et au su du public les réalités du drame arménien, et sa signification particulière dans l’histoire de la République Française.

Le 24 avril 2015, la France célébrera le 100ème anniversaire du jour de la rafle des intellectuels arméniens de Constantinople, date initiale symbolique du génocide. L’occasion idéale d’analyser l’histoire tortueuse entre la France et les Arméniens depuis la fin du 19ème siècle, à travers la lecture du nouvel ouvrage de l’historien Vincent Duclert, « La France face au génocide des Arméniens », sorti en mars 2015.

Le premier des génocides contemporains
A partir du 24 avril 1915 et en un peu plus d’un an, sur ordre du gouvernement des « Jeunes-Turcs », et notamment de son ministre de l’Intérieur, Talaat Pacha, entre 800 000 et un million d’Arméniens de l’Empire ottoman sont exterminés. En trois étapes, comme une gradation fatale vers la destruction totale. D’abord l’exclusion du corps social : les cadres militaires, politiques, économiques, intellectuels de la minorité arménienne sont arrêtés, puis exécutés. Les populations arméniennes sont par la suite systématiquement déportées vers les provinces syriennes, au sud-est de l’Empire ottoman. Les survivants de ces marches de la mort à travers les déserts du sandjak de Deir-Ez-Zor et de Mésopotamie sont internés dans des camps, véritables mouroirs à ciel ouvert, enfermés jusqu’à ce que mort s’en suive (par manque d’eau, de nourriture ou par exécution).

Mais le « premier » des génocides du 20ème siècle n’est pas advenu ex nihilo. Dès la seconde moitié du 19ème siècle, les persécutions contre les populations arméniennes se succédèrent. Entre 1894 et 1896, 300 000 personnes sont massacrées sous le règne du Sultan Abdülhamid II. Et la révolution puis le coup d’Etat menant au pouvoir le gouvernement des « Jeunes-Turcs » finirent de mettre définitivement le feu aux braises. En avril 1909, la Cilicie, région d’Anatolie méridionale alors majoritairement arménienne, a été la scène de tueries de masse. Et en 1915, profitant du contexte d’un conflit mondialisé, le régime a pu accomplir son dessein le plus sombre : l’anéantissement de la présence arménienne sur le sol turc.

Entre ces événements tragiques se déroulant sur une vingtaine d’années, l’auteur identifie « un continuum d’extermination qui irait de 1894-1896 à 1920-1922 ». Vincent Duclert souligne la continuité idéologique entre les massacres dits « hamidiens » de 1894-1896 « de dimension génocidaire », ceux de Cilicie et d’Adana d’avril 1909 et la politique d’extermination de 1915-1916. Dans son analyse, l’historien lie également aux événements de 1915-1916 les nombreuses tueries systématiques « opérées par les forces kémalistes lancées à la conquête de la Turquie à partir de 1919 ».

L’Arménie sacrifiée par les Alliés, le Traité de Lausanne signé
Un mois à peine après le début du génocide, le 24 mai 1915, les Alliés avaient semblé prendre à bras-le-corps le sujet. La déclaration adressée par les trois puissances de l’Entente – la France, la Grande-Bretagne et la Russie – aux dirigeants ottomans avait la vertu de la clarté. Les « membres du gouvernement ottoman », ainsi que ses agents, responsables de « crimes contre l’humanité et la civilisation » seraient personnellement traduits en justice. Après la fin de la Première Guerre Mondiale, similaire engagement avait été réitéré dans le Traité de Sèvres du 10 août 1920, qui prévoyait un volet judiciaire.

Mais cette annonce de sanction juridique restera lettre morte. Après le génocide, au lendemain de la Première Guerre Mondiale, les cartes du Proche-Orient sont rebattues, les frontières remaniées et les alliances réévaluées. Les fameux accords « Sykes-Picot », signés par France et Grande-Bretagne le 16 mai 1916, finissent de partager l’Empire ottoman. La Turquie finit par émerger en 1923 sur les cendres de l’Empire ottoman… et du génocide arménien. Moins de dix ans après l’extermination des Arméniens ottomans, le Traité de Lausanne signé par les Alliés avec la Turquie le 24 juillet 1923 scelle la disparition de l’Arménie plurimillénaire. Avec son art de la formule lapidaire, Winston Churchill écrira dans ses mémoires que dans ce Traité, « l’histoire cherchera en vain le mot Arménie ».

Ce renoncement des Alliés porte le sceau du réalisme, certains diront du cynisme, géopolitique. Le célèbre juriste Raphaël Lemkin, qui est à l’origine de l’utilisation juridique du terme de « génocide », déclarera publiquement en 1949 : « Ce ne fut qu’après l’extermination de 1 200 000 Arméniens au cours de la Première Guerre Mondiale que les Alliés victorieux promirent aux survivants de cet abominable massacre une loi et un tribunal adéquats. Mais il n’en fut rien. » Les Alliés, en position de force après le conflit mondial, portent ainsi une lourde responsabilité dans l’oubli des victimes et des rescapés du génocide.

Parmi les Alliés, la France apparaît, selon les termes de l’auteur, comme une « nation emblématique de l’abandon des Arméniens ». Tout comme la Grande-Bretagne et les Etats-Unis, cet abandon est d’autant plus notable pour la France qu’il représente une contradiction fondamentale avec les valeurs qu’elle porte, à savoir les droits universels et inaliénables de l’être humain. Ce renoncement de l’Empire français à résoudre la « question arménienne », du milieu du 19ème siècle jusqu’au milieu du 20ème siècle, Marcel Proust en est témoin, lui qui, dans son écrit de jeunesse « Jean Santeuil » (1895-1899), aborde l’évocation des Grands Massacres de 1894-1896 à l’Assemblée Nationale : « On vient de clore la discussion sur le massacre d’Arménie. Il est convenu que la France ne fera rien. » La raison d’Etat s’oppose ici à l’élan humaniste et humanitaire. Pour Vincent Duclert, le débat est symptomatique de l’opposition entre la France puissance impériale et la France communauté des citoyens.

L’affirmation d’un engagement français philo-arménien
Pour de nombreux intellectuels français, la France aurait dû plaider avec force la cause de la communauté humaine universelle face au destin tragique des Arméniens. Montrer qu’elle ne s’inscrivait pas seulement comme nation impériale, mais également comme nation politique aux valeurs démocratiques. Face à l’inaction des autorités publiques françaises, une révolte commença à se cristalliser. A partir des Grands Massacres de 1894-1896, une avant-garde de citoyens s’engage progressivement pour la défense des Arméniens. Elle défend une certaine conception de l’humain et de l’idéal démocratique.

Cette avant-garde s’exprime pour la première fois publiquement le 3 novembre 1896, date fondatrice. Tandis que le gouvernement obtient ce jour-là un soutien large du Parlement à sa politique impériale en Orient, quelques députés expriment leur opposition. Parmi eux, Jean Jaurès prend la parole au sein de l’Hémicycle. L’intervention de Jean Jaurès d’une heure et demie, à la tribune de l’Assemblée Nationale, « marque les véritables débuts du mouvement arménophile en France », selon l’historien Raymond Kévorkian.

Cependant, le mouvement ne prend réellement de l’ampleur qu’à partir de l’affaire Dreyfus. Le 13 janvier 1898, Emile Zola publie à la une de « L’Aurore » son article « J’Accuse… ! », donnant un écho national au procès inique du capitaine Alfred Dreyfus. Certains hommes politiques, Jaurès et Clemenceau en tête, établissent très vite un lien direct entre les deux actualités. Du refus des persécutions anti-arméniennes à la lutte contre la propagande anti-juive, le pas est franchi par de nombreux intellectuels. Hormis quelques rares contre-exemples comme Edouard Drumont, la très grande majorité des arménophiles, intellectuels comme politiques, s’engage aux côtés du capitaine Dreyfus.

L’historien Vincent Duclert décrit ces deux engagements parallèles comme « la possibilité de ré-éprouver le lien entre savoir et citoyenneté, entre morale et politique. » Dès lors, une forte mobilisation pour l’Arménie se manifeste dans certains cercles de pensée. Cette action s’étend à travers les frontières, et ce d’autant plus facilement que le français est la langue vernaculaire arménophile, du fait de la place éminente du français dans la diplomatie des puissances internationales. Après des discussions à Paris, au sein de l’Hôtel Lutetia, une Ligue Internationale Philarménienne est ainsi créée le 11 septembre 1920 à Genève. Le chemin sera pourtant long avant une reconnaissance politique officielle.

La lutte contre le négationnisme en 2015
Bien que le génocide des Arméniens ait servi de référence historique aux réflexions du juriste Raphaël Lemkin, ainsi que lors de la constitution du Tribunal de Nuremberg en 1945 et de la reconnaissance du crime de génocide en 1946 par les Nations Unies, le processus de reconnaissance internationale du génocide arménien ne débutera qu’à partir des années 1980. Les institutions internationales et les puissances occidentales refuseront pendant des décennies de prendre position publiquement en faveur d’une reconnaissance du génocide des Arméniens, par crainte d’éventuelles répercussions diplomatiques de la part de la Turquie.

Depuis les années 1980, la demande turque d’adhésion à l’Union Européenne a eu pour conséquence l’ouverture de débats sur des problématiques allant des tensions avec Chypre à la question kurde. Les négociations ont permis par la même occasion de remettre à l’ordre du jour des discussions géostratégiques le génocide des Arméniens. Progressivement, les parlements et gouvernements d’Etats européens se sont mis à reconnaître publiquement le génocide : la Grèce en 1996, la Suède en 2000, la France en 2001, les Pays-Bas en 2004 ou encore l’Autriche en 2015.

Parallèlement, face au négationnisme se répandant sur la place publique, la contestation du génocide des Arméniens par des autorités publiques turques fait l’objet d’une judiciarisation progressive depuis quelques années. En Turquie, le négationnisme crée, selon Vincent Duclert, « un risque physique, à l’image de l’assassinat du journaliste turc d’origine arménienne Hrant Dink à Istanbul le 19 janvier 2007 ». En Europe, le négationnisme crée un risque moral. Nier le génocide est une continuation du travail visant à cacher les corps et à cacher les traces du génocide. Nier un génocide revient à le perpétuer. La destruction intégrale d’autrui commence toujours par les mots. Confrontés à l’expression en public d’une contestation du génocide des Arméniens, l’Europe et la France cherchent un équilibre entre liberté d’expression et lutte contre le négationnisme. L’historien qu’est Vincent Duclert privilégie comme solution le développement de la recherche historique.

La publication de l’ouvrage de Vincent Duclert, précis, dense, très documenté, sur le génocide des Arméniens en mars 2015, à un mois des célébrations, est un message en soi. Cette part d’inhumanité, de négation d’autrui, la France et l’Europe doivent la rejeter et célébrer le centenaire du génocide des Arméniens, en ce vendredi 24 avril 2015.

Vincent Duclert, La France face au génocide des Arméniens, Editions Fayard Histoire, mars 2015, 424 pages, 22 euros.

Pour approfondir le sujet :
Jean Jaurès, Il faut sauver les Arméniens, Paris, Mille et une nuits, 2006, réédition 2015
Raphaël Lemkin, Axis Rule In Occupied Europe: Laws Of Occupation, Analysis Of Government, Proposals For Redress , The Lawbook Exchange, Ltd., 674 pages
Marcel Pagnol, « Jean Santeuil », Gallimard, 1971
Yves Ternon et Raymond Kévorkian, Mémorial du génocide des Arméniens , Seuil, 2014

[Interview] Grégoire Jakhian, représentant de la communauté arménienne de Belgique et Hira Kaynar, doctorante en sociologie
Interview Antoine Agoudjian « Le regard de la société civile (turque) évolue »
Stéphane Blemus

Publier un commentaire

Votre adresse email ne sera pas publiée.

Your email address will not be published. Required fields are marked *


Soutenez Toute La Culture
Registration