Essais
[Biographie] Freud selon Roudinesco, la création de la destruction… et l’inverse

[Biographie] Freud selon Roudinesco, la création de la destruction… et l’inverse

22 July 2015 | PAR Franck Jacquet

Les biographies de Freud sont pléthore. Suite au débat engendré il y a trois ans par la version de la vie de l’inventeur de la psychanalyse par Onfray, Elisabeth Roudinesco présentait, à la rentrée passée, une somme sur la vie d’un de ses maîtres à penser, comme une réaction (Onfray n’est jamais cité, et pourtant on sait leurs prises de bec publiques !) Une défense et illustration extrêmement riche, une des meilleures biographies de l’année des essais sur laquelle il convient de revenir. La figure tutélaire y est patiemment réinsérée dans l’écosystème si particulier de cette Mitteleuropa qui implose et explose entre la seconde moitié du XIXe siècle et le début de la Seconde guerre mondiale, date de la mort de Freud. Si le rapport à la philosophie de Herr Professor et les affrontements avec Jung sont à rapporter à la position de l’auteur, nul doute que cette biographie fera date.

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Freud, représentant de la Mitteleuropa
E. Roudinesco insiste tout au long de l’ouvrage sur l’ancrage est-européen, habsbourgeois de Freud. De manière fort symptomatique, les premiers chapitres comme les derniers laissent d’ailleurs une large place au contexte de cette Europe danubienne, héritière du monde des Habsbourg. Freud est ainsi marqué par sans ambages, malgré son peu de goût pour Nietzsche, par le romantisme allemand et notamment dans sa version « sudiste » et rhénane. Déjà Schorske et Le Rider avaient insisté sur le fait que la nouvelle science (ou pratique selon son opinion) reflète la Vienne impériale, fin de siècle, sa créativité autant qu’une forme de fascination pour le déclin… Freud est ainsi le pur produit des mondes juifs et allemands qui allaient brutalement divorcer par les totalitarismes du XXe siècle. Il naît dans un milieu de petits commerçants travaillé par les deux tendances dominantes issues du XVIIIe siècle : les Lumières juives, la Haskala, et les Lumières plus étroitement laïques et assimilatrices venues de l’Ouest. Toute sa vie, jusqu’à la brutale rupture des années 1930, il est présenté comme le plus pur produit de ce milieu et de la culture babylonienne de la métropole austro-hongroise : il reçoit des clients issus des bourgeoisies et d’une partie des noblesses de ce vaste espace, et c’est d’ailleurs à cette échelle que ce constituent les premiers réseaux de la sphère psychanalytique freudienne. Ce n’est en effet qu’au déclin de sa vie que Freud doit admettre le mouvement de fond que révèle la Première Guerre Mondiale, le basculement de sa pratique vers le monde anglo-saxon. Jusque-là, Vienne dominait sans conteste, et Freud rayonnait avec ses proches et ses associations (dont le Ring) à travers leurs clientèles et patients. Freud représente donc aussi le monde viennois par le fait qu’il entretient des réseaux et des alliances au sein de son monde universitaire et de ses élites. Il côtoie ainsi les restes de l’Europe des Anciens Régimes et parmi lesquels la fameuse princesse Marie Bonaparte. L’héritière dont on sait qu’elle se proclama dernière représentante de son patronyme apparaît évidemment comme une femme à poigne et une des plus disciplinées proches de Freud. Son rôle semble cependant un peu limité : loin d’en rester à appliquer les conseils du maître et de le protéger lui et ses archives (et cela est déjà une grande affaire) lors de l’Anschluss pour lui permettre l’exil britannique, elle servit d’intermédiaire dans nombre d’affaires et pour le maintien de ses relais au sein du réseau psychanalytique freudien international. Enfin, il est un dernier point, celui de l’intime, pour lequel Freud représente une Mitteleuropa et particulièrement ses milieux juifs : dans cet embrouillamini de minorités, l’endogamie et le patriarcat restent largement la règle. Et Freud n’y coupe pas ; il apparaît au fil de sa vie certes libéral, assez matérialiste voire sensualiste (l’influence de Feuerbach est utilement rappelée) ; il laisse des latitudes inédites à Ana pour vivre son homosexualité ou pour pratiquer la psychanalyse, mais il n’en demeure pas moins celui qui reproduit et entretient les alliances entre cousins, cousines et lointains parents. Il est donc bien loin du grain de folie dont on l’a affublé jusque dans certaines biographies des années 1980 : il porte l’éthique du bourgeois wébérien établi qui cherche à entretenir le tènement lignager, à établir ses proches et à propos duquel le plus exotique reste, pour lui sans doute d’avoir pensé un temps faire une thèse de philosophie, et pour nous d’avoir étudié, lorsqu’il pratiquait les sciences dites « dures », la sexualité des anguilles (on vous l’assure !). L’auteur lui attribue (dérive pour un historien, déformation professionnelle de psychanalyste pour d’autres ?) tout au plus une révolte « hannibalienne » contre son père. Rien de plus !

La psychanalyse, une affaire de concurrences et de combats
La biographie ne peut évidemment que nouer étroitement naissance de la psychanalyse moderne et vie de son inventeur – promoteur. Par un découpage grosso-modo chronologique, on assiste donc à la naissance de la psychanalyse au travers de la formation de Freud, ensuite à l’affermissement du mouvement et de l’homme par des relations de réseau et de pouvoir, enfin à la maturité d’une science pouvant quitter son nid et échapper au terreau culturel ainsi qu’aux mains de l’homme qui l’a créée dans les années 1930, alors qu’il est à la fin de son existence.
Aussi Elisabeth Roudinesco, plutôt que de s’attarder trop sur les grands cas bien connus de psychanalyse, en reste à la biographie et au rôle de Freud animateur de groupes et de sa science. Dès l’avant-guerre il est invité aux États-Unis pour des conférences et est salué par la critique pour ses premiers grands écrits, dont ceux portant sur les rêves et ce qu’ils révèlent de l’inconscient. Il ne s’en satisfait d’ailleurs pas et se trouve sous-estimé bien que ses affaires soient déjà bien prospères. Mais pour cela il faut tout d’abord s’imposer en formant la méthode psychanalytique moderne (celle qu’on qualifie a postériori de freudienne), choisir ses influences et refuser les compromis avec ceux qui pourraient faire de l’ombre ou brouiller le message freudien par des méthodes compromettantes. En effet, il faut des décennies pour que la psychanalyse se forge une légitimité même si, on l’a dit, son succès est assez rapide. L’ouvrage remet en valeur l’influence de Mesmer, si décrié en son siècle. Freud choisit aussi de se dégager de la philosophie et de toujours se situer entre neurologie et psychologie en ce temps où tout le monde se dispute l’expertise de la névrose, cette maladie fin de siècle si « à la mode » (Alain Corbin revint récemment sur ce point dans Le sentiment de soi). Fliess qui fut un temps un proche est honni. Plus durablement mais moins violemment, Freud se tient à distance respectable (en bon bourgeois !) des freudo-marxistes qui pourtant sont ceux qui ont le plus tenté de résister au nazisme depuis leur centre de Berlin. Mais le grand ennemi (et l’auteur y consacre de très longues pages) est évidemment Jung. Issu de la méthode freudienne, Jung rompt violemment dès 1913 avec Freud qui ne cesse de chercher à minimiser son influence, à saper la formation d’un réseau jungien qui pourrait concurrencer sa méthode. Déjà la Société Psychanalytique du Mercredi (première institution freudienne) est travaillée par ces oppositions. La Grande Guerre les renforcera d’ailleurs, les psychanalystes ne faisant pas exception dans le grand concert de déchirement nationaliste des sciences. Dans les années 1910 et 1920 notamment, mais encore aussi au début des années 1930, on voit combien les querelles d’intérêts et de leadership entre Freud, Jung et quelques autres animent les courants de la pratique psychanalytique en formation. Notons d’ailleurs que l’auteur semble souvent hésiter entre les termes de science et de pratique pour la discipline… Quoiqu’il en soit, meurtre du père contre grotte primitive, groupe contre groupe, anglophones contre germanophones, la guerre entre Freud et Jung ne prendra jamais fin et sera même instrumentalisée par les nazis dans le cadre de l’aryanisation de la psychanalyse allemande qu’ils décrètent (et qu’ils mènent à travers un rejeton Göring) dès le printemps 1933… Et dire que l’affrontement avait débuté lors du voyage pour les États-Unis, en bateau, alors que chacun essayait de prendre l’ascendant en cherchant à analyser l’autre !
Mais Freud ne se consacre pas qu’à la lutte. Il sait contourner et retourner pour mieux dominer et étendre son champ d’action. Ainsi il supplante pour des décennies la psychologie sociale (jusqu’à Moscovici) en renversant le questionnement de Gustave Le Bon. Il ne limite pas la foule au principe le plus vil, il laisse espérer les progrès de celle-ci en bon rationaliste et ce bien que la foule puisse être destructrice par pulsion de destruction. Le rapport du moi à la foule est donc plus complexe que chez Le Bon. De même il est capable de prendre des risques pour faire gagner encore du terrain, cette fois-ci au détriment des occultismes si présents à l’époque des tables tournantes, en analysant les cas de magie et d’hallucinations et ce pour ancrer au mieux sa discipline, encore et toujours, du côté de la scientificité. Freud est un guerrier qui jamais ne lâche son objectif, mais qui en oublie certains.

Tout visionnaire peut se tromper…
En effet s’il est bien l’inventeur d’un monde inconnu, celui de l’inconscient, comme le salue notamment Zweig, il ne voit pas tout de son monde. L’auteur insiste particulièrement sur sa faiblesse face à la montée du nazisme, sur l’illusion qu’il avait à propos de Mussolini qu’il pensait en protecteur de l’Autriche et, par-là, des Juifs du centre de l’Europe… Loin d’être fasciste, il est libéral et assez admirateur du modèle anglais (et non des États-Unis), mais il préfère la neutralité pour défendre les positions de la psychanalyse freudienne partout où elle est implantée, c’est-à-dire dans tout l’Occident. On voit bien la déconvenue et le reflux progressif qu’il subit au dur et à mesure de la montée des périls, jusqu’à ce que lui-même soit poussé à l’exil avec l’Anschluss qu’il n’a pas vu (pas voulu voir ?) jusqu’au printemps 1938. L’aide de Marie Bonaparte est, soulignons-le, déterminant pour cette exfiltration et la sauvegarde d’une partie des archives du maître.
Enfin i est un autre combat sur lequel Freud semble s’être quelque peu emporté : sa haine de la philosophie, plus précisément de la Weltanschauung. Il écrit ainsi le peu de cas qu’il fait de celle-ci en 1932 encore : elle « s’accroche à l’illusion de pouvoir livrer une image du monde cohérente et sans lacune, qui doit pourtant s’écrouler à chaque nouveau progrès de notre savoir (…). La philosophie n’a pas d’influence immédiate sur la grande masse des gens, elle intéresse un nombre réduit d’individus même parmi la couche supérieure des intellectuels » (p. 436). Ainsi, Freud a excellé dans l’élimination de ses concurrents pour imposer sa méthode d’analyse et ses concepts, sa démarche et ses proches, mais il a échoué, au seuil des années 1930, à comprendre la recherche d’enchantement de ses contemporains qui se traduisait tant dans les nouveaux courants philosophiques que dans les religions séculières que furent le nazisme ou le soviétisme… Freud meurt ainsi malade d’un cancer à Londres, alors que l’Europe se suicide pour une deuxième fois et que sa Mitteleuropa natale est l’épicentre des pires atrocités que l’humanité a pu engendrer.

L’ouvrage est une somme formidablement riche de notes, d’une abondante bibliographie, certes insistant (logiquement) beaucoup sur la centralité de la méthode freudienne au moment de la naissance de la psychanalyse moderne (l’auteur est un défenseur chevronné de l’homme comme de l’œuvre depuis des décennies, envers et contre tous). Elle lie habilement vie de l’homme et œuvre scientifique. Elle évite avec raison l’écueil des descriptions de séances et de cures les plus connues. Une belle réussite qui est sans aucun doute destinée à refermer la parenthèse de la polémique levée par Michel Onfray il y a quelques années.

Elisabeth Roudinesco, Freud en son temps et dans le nôtre, seuil, 577 p., 25 euros. Octobre 2014.
visuel : © couverture du livre

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Franck Jacquet
Diplômé de Sciences Po et de l'ESCP - Enseigne en classes préparatoires publiques et privées et en école de commerce - Chercheur en théorie politique et en histoire, esthétique, notamment sur les nationalismes - Publie dans des revues scientifiques ou grand public (On the Field...), rédactions en ligne (Le nouveau cénacle...) - Se demande ce qu'il y après la Recherche (du temps perdu...)

2 thoughts on “[Biographie] Freud selon Roudinesco, la création de la destruction… et l’inverse”

Commentaire(s)

  • OTTER Jean-François

    Pour ceux qui s’intéressent à une biographie de Sigmund Freud, sans distorsions hagiographique : “La Mission de Sigmund Freud” de Erich Fromm (107 pages sans la bibliographie. Sérénité et sobriété délivrent une réflexion claire et pertinente.

    Bonne lecture!

    July 23, 2015 at 15 h 14 min
  • van Rillaer

    Contrairement à ce qui est ici écrit, Onfray est attaqué dans l’ouvrage de MmeRoudinesco … avec des arguments pour le moins spécieux. Pour voir ces arguments etles réponses qui conviennent, voir :
    http://www.pseudo-sciences.org/spip.php?article2368
    Freud, écrit-on ici, est l’inventeur d’un monde inconnu, l’inconscient.Il est vrai que Freud a inventé un « inconscient freudien », mais on parle de processusinconscient depuis au moins 300 ans. Simplement, avec raison, la plupart des auteurs(Leibniz ou Janet par exemple) se sont gardé de réifier l’inconscient et d’en faire un être àl’intérieur de nous, dont nous ne serions que la marionnette.Pour en savoir plus sur les processus inconscients avant Freud :
    http://blogs.mediapart.fr/blog/jean-louis-racca/170912/linconscient-et-ses-mythologies-i

    July 23, 2015 at 21 h 44 min

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