Des diplomates de papier
Auteur de plusieurs romans, historien et philosophe, Bruno Tessarech livre avec « Les sentinelles »(Grasset) une belle analyse de l’inaction des « alliés » face aux camps d’exterminations. Écriture classique, thème sensible, beaux personnages ayant pour la plupart réellement existé, le roman est certainement l’un des livres les plus marquants de cette rentrée 2009. Sortie le 1ier Septembre.
Tout commence à Evian, aux accords d’Evian, en 1938 où les nations plus très unies se renvoient de l’une à l’autre le problème de donner un sol aux réfugiés juifs allemands. Le seul personnage fictif du roman, Patrice, est un jeune diplômé de Sciences-po assistant avec une rage polie un vieux sénateur français du Quai d’Orsay si diplomate que les pourparlers ne mènent à rien. Un rien noyé dans les jolis principes des droits de l’Homme et des Lumières. Même le ministre des colonies -pourtant juif- Georges Mandel, refuse d’ouvrir les frontières de Madagascar. Suivent plusieurs anecdotes, à Paris, Berlin, Londres, Prague, ou La Havane, de témoins directs ou indirects de la destruction des juifs d’Europe. Pendant la guerre, à Londres, où Patrice a rejoint De Gaulle dès la première heure, les échos qui filtrent sur les camps de la mort sont tellement soupesés, soupçonnés d’être de la contre-information ou simplement incroyables qu’aucune mesure n’est prise si ce n’est une vague déclaration des alliés contre les exactions nazies commises sur les populations civiles en général. Patrice se lie d’amitié avec le résistant polonais Jan Karski. Jan a tout vu : les trains, la chaux, le ghetto de Varsovie. Mais on ne veut le croire ni à Londres, ni à New-York. A Berlin, Kurt Gerstein est responsable l’Institut d’hygiène de la Waffen SS. Il tente en vain d’attirer l’attention de l’ambassadeur de Suède sur la réalité de la Solution finale. Jugé à Paris en 1945, Gerstein se suicide, tandis-que son concitoyen, le célèbre ingénieur Wernher von Braun, parvient à travailler sur ses fusées v2 dans le camp de Dora sans se douter de rien, et est accueilli à bras ouverts par les Américains, pour qui il met au point des missiles balistiques. Le roman se prolonge jusqu’à la mort de Jan Karski; le héros polonais laisse derrière lui assez d’archives pour qu’après une carrière diplomatique aussi honorable qu’inutile, Patrice puisse écrire que le monde aurait pu savoir mais a préféré laisser faire.
Jan Karski (1914-2000)
Se prolongeant dans le temps aussi loin que les « Lignes de failles » de Nancy Houston, le roman de Bruno Tessarech ne se préoccupe pas de mémoire mais seulement de faits, d’Histoire, donc. « Les sentinelles » est en effet un concentré d’Histoire, sans autre concessions que celle du beau fil narratif de la langue. A travers diverses anecdotes pas toujours reliées entre elles, dont les personnages sont tous « historiques » (sauf Patrice), l’auteur montre dans un Français légèrement surannée, mais joliment saturée d’images que le monde savait et qu’il n’a rien fait. Si le texte de Tessarech se fait parfois moralisateur, c’est avec l’élégance d’un discours d’Arsitide Briand à la tribune de la SDN. Et l’auteur n’oublie pas de rappeler encore et toujours, notamment par la bouche de Roosevelt lui-même, cette question morale qui hantait les grands hommes de la Deuxième Guerre mondiale: Si une guerre est toujours « sale », à partir de quel moment doit-on tirer la sonnette d’alarme quand la violence semble dépasser toutes les limites de l’imaginable?
Un beau roman, fort, et qui se lit d’une seule traite.
Bruno Tessarech, « Les sentinelles », Grasset, 381 p., 19 euros.
« Patrice rédigea une note, qui partir aussitôt chez le général. Lequel convoqua deux jours plus tard son auteur pour lui tenir les propos suivants:
‘Il faudrait comprendre, monsieur Orvieto, que nul n’a encore inventé la guerre propre. Je vais vous choquer et je m’en excuse. Mais qu’après trois années de conflit nous comptions déjà les morts par millions, des soldats, des résistants, des Polonais, des Français des Juifs, eh bien moi, voyez-vous, ça ne me surprend pas trop. Sas doute parce que j’ai été moi-même sur le front, une expérience que peu d’entre vous connaissent. Ma réponse à votre note, elle tient en une phrase, que voici : commençons par gagner cette guerre, nous pleurerons nos morts ensuite’» p. 249-250.
“Once the rockets are up, who cares where they come down
That’s not my department,” says Wernher von Braun
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