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“Tôkyô est mon jardin”, l’intégrale japonaise de Boilet et Peeters

“Tôkyô est mon jardin”, l’intégrale japonaise de Boilet et Peeters

23 August 2018 | PAR Laetitia Larralde

Avec cette nouvelle publication de Love hotel et Tôkyô est mon jardin, Casterman regroupe deux récits de Boilet et Peeters pour une vision décapante et décalée du Japon.

En réunissant Love hotel, Tôkyô est mon jardin et des extraits de L’Apprenti japonais, notes de Frédéric Boilet durant son séjour à Tokyo pendant la préparation de Tôkyô est mon jardin, Casterman nous donne l’occasion de mettre en perspective ces trois éléments les uns par rapport aux autres, comme les chaînons d’une même histoire.

Dans Love hotel, on suit David Martin, jeune parisien entretenant une relation épistolaire avec Junko, lycéenne japonaise de Sapporo au début des années 1990. Dans un état d’esprit particulièrement fragile, il convainc sa collègue de le laisser partir en voyage d’affaires à Tokyo à sa place, avec pour unique but d’aller retrouver Junko, dont il se croit amoureux. Commence alors une accumulation de décisions irresponsables et égoïstes qui le feront flotter dans le monde un peu marécageux des love hotels, yakuzas, bars à hôtesses, pornographie soft à la limite de la pédophilie et fascination pour les petites culottes. Nous sommes très loin des représentations habituelles du Japon qui oscillent généralement entre l’idéalisation rêveuse du touriste et les mangas encore très contrôlés et sélectionnés à l’époque de l’histoire. Ici, l’étranger au Japon ressemble plus à un touriste sexuel à Pattaya ou à un néo-colonialiste refusant de s’adapter à la culture et à la société locales.
L’histoire est lugubre, à la limite du glauque, les personnages ne parviennent pas à susciter ne serait-ce que de la pitié tant on est proches du dégoût, et le dessin retranscrit cette atmosphère pesante par un encrage noir et blanc très sombre.

Tôkyô est mon jardin reprend le même anti-héros, installé deux ans plus tard à Tokyo, toujours aussi raté et irresponsable. Il occupe un poste pour une maison de cognac française qui pourrait tout aussi bien être un emploi fictif tant il est peu impliqué, préférant se concentrer sur son étude des kanjis et des japonaises. Construit comme le pendant de Love hotel, comme un yin et yang s’opposant et se complétant, cette histoire est en effet très différente de la précédente. Le récit est plus fluide et moins sombre, l’un se passe dans la neige d’Hokkaido quand l’autre étouffe dans la saison des pluies estivale de Tôkyô, jusqu’au style graphique qui s’éclaircit, parfois jusqu’au morcellement du trait, unifié par les trames grises apportant de la nuance.

N’oublions pas de resituer ces albums dans leur contexte : il y a vingt-cinq ans le roman graphique était un genre encore très en marge de la bande dessinée, l’autobiographie n’était pas un sujet fréquent, et l’image du Japon en France commençait petit à petit à sortir des clichés avec la diffusion de plus en plus importante des anime et des mangas. Ces deux récits sont donc des ovnis, tant par leur contenu, leur façon de traiter leur sujet, que leur style graphique. On est face à un objet hybride qui aurait le format franco-belge, le noir et blanc du manga, la densité de trait du comic et les sujets des underground.

Les notes de la fin de recueil permettent un regard encore un peu différent sur les deux récits, et insufflent un peu d’humanité tout en chassant sur les côtés la médiocrité lancinante de David Martin, déjà bien adoucie par l’arrivée de Kimié. Au final, c’est un regard extérieur sur le Japon dans ce qu’il a de plus quotidien et trivial, de quelqu’un qui se trouve au cœur de sa capitale.
Ce double album est un objet déstabilisant, remettant à la fois en question nos idées sur le Japon, sur notre approche du tourisme, et sur la bande dessinée.

Tôkyô est mon jardin, précédé de Love Hotel – de Frédéric Boilet et Benoît Peeters, avec la collaboration de Jirô Taniguchi pour les trames
Casterman

Visuels © Casterman

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Laetitia Larralde
Architecte d'intérieur de formation, auteure de bande dessinée (Tambour battant, le Cri du Magouillat...)et fan absolue du Japon. Certains disent qu'un jour, je resterai là-bas... J'écris sur la bande dessinée, les expositions, et tout ce qui a trait au Japon. www.instagram.com/laetitiaillustration/

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