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[Interview] Virginie Despentes : « Quel est le dernier film historique réalisé par une femme que vous ayez vu ? »

[Interview] Virginie Despentes : « Quel est le dernier film historique réalisé par une femme que vous ayez vu ? »

11 February 2015 | PAR Geoffrey Nabavian

Invitée par les 15èmes Journées cinématographiques dionysiennes, Virginie Despentes a choisi quatre films qu’elle aime, qu’elle a présentés et commentés lors de cartes blanches. On l’a rencontrée après la projection d’Innocence, de Lucile Hadzihalilovic (2005), œuvre très belle et très mystérieuse [en Dvd chez Wild Side, voir la bande-annonce en fin d’article]. L’occasion de parler, avec celle qui vient de signer Vernon Subutex, du cinéma et des femmes.

Virginie DespentesLe film que nous venons de voir, Innocence, semblait décrire le « territoire » de la préadolescence. De façon métaphorique. Pensez-vous que, sur un tel thème, il soit possible de faire un film réaliste ?

Virginie Despentes : Je pense que ça serait possible. Mais ce que j’aime chez Lucile, c’est qu’elle est entre plusieurs genres. Innocence n’est ni un film réaliste, ni un film de genre. Et même si son travail ne ressemble à rien de connu, ce film-là est plein d’évidences, lorsqu’on le reçoit. Lucile est dans sa bulle. Et c’est rare de réussir à entrer en télépathie pour la montrer aux spectateurs. Et pour avoir fait des films, je sais que c’est difficile d’obtenir ce qu’on veut de l’équipe, parce que les gens sont très formatés. Chez Lucile, il y a une douceur, mais super entêtée. Au final, elle a exactement ce qu’elle veut.

Innocence décrit une école pour filles jeunes, située dans une forêt. Sans présence masculine. Dans le théâtre contemporain, la forêt est très présente. Chez certains dramaturges, Frédéric Vossier notamment, elle est érotique et politique. Pourrait-on qualifier ainsi la forêt décrite dans Innocence ?

Virginie Despentes : Oui, le monde présenté est érotique et politique. Les deux vont souvent ensemble. Le fait qu’il soit réalisé par une femme rend le film encore plus politique, je crois. Ca dépend du réalisateur, mais je pense que s’il avait été tourné par un homme, on serait plus dans un truc voyeuriste, bizarre… Là, on sait qu’elle s’identifie aux petites filles.

Par rapport aux autres films que vous avez sélectionnés, pour vos Cartes blanches, Innocence est-il le moins explicite, le moins direct ?

Virginie Despentes : Innocence ne se passe pas dans une dimension qu’on connaît. Les trois autres films (A gun for Jennifer, Mon trésor, Sur la planche) appréhendent à chaque fois le monde réel. Mon trésor, c’est le film que je connais qui raconte le mieux aux gens ce que c’est que la prostitution. Et dans A gun for Jennifer, le message n’est pas équivoque. Le film est jouissif à regarder, pour une fille. Je ne sais pas… ça fait du bien de voir des filles tirer pour apprendre à se défendre contre les mecs. Là c’est un message d’homme, envoyé aux femmes. Innocence met en état d’hypnose, car on ne sait jamais ce qui va se passer dans le plan suivant. Alors que devant A gun for Jennifer, on se sent plus comme lorsqu’on boit des bières et qu’on rigole. Chaque film oblige son réalisateur à prendre des décisions. Dans Nymphomaniac, par exemple, Lars von Trier doit montrer. Et ça serait intéressant que la censure nous laisse libre de trouver la logique de notre projet.

Je comptais vous en parler : trouvez-vous le projet et les procédés de Lars von Trier justes, dans Nymphomaniac ?

Virginie Despentes : Oui, vraiment. Parfois, je suis un peu déconcertée par ses déclarations, mais c’est un cinéaste contemporain passionnant. Dans Nymphomaniac, il cherche comment filmer le sexe. De plus en plus, les réalisateurs considèrent le sexe et tout ce qui va avec comme des problèmes, donc je ne pense pas qu’ils en parlent sincèrement. On se retrouve avec des films érotiques, en France. On sait que le mec n’a pas filmé ce qu’il voulait, parce que c’est interdit. Je pense à Maison close, ou à L’Apollonide [Bertrand Bonello, 2011]. A part pour se conformer à une censure de son pays et de son époque, je ne vois pas pourquoi filmer comme ça.

Une question sur l’idée de « fabrique du genre », présente, selon vous, dans le cinéma. La conférence d’hier autour des jeunes cinéastes et actrices françaises a laissé voir qu’elles essayaient de délimiter les différences, dans les représentations hommes/femmes, puis de les surmonter. On voit d’autre part, de nos jours, des artistes ne plus se définir ni comme homme ni comme femme. N’y a-t-il pas un risque qu’au bout d’un moment, le côté féminin n’existe plus ?

Virginie Despentes : Je ne pense pas que ce soit du tout un risque. Je trouve le cinéma très respectueux du genre. On y voit encore beaucoup la féminité, incarnée par les femmes… Et on remarque d’autant plus les films qui jouent sur le travestissement ou la transsexualité des hommes. Pour un comédien ou pour un réalisateur, c’est vachement intéressant. Ca nous interroge sur le genre, et à quel point il se fabrique. Au cinéma, aujourd’hui, un mec peut être une sublime meuf, et une meuf peut être un gros camionneur… On le voit bien dans Cloud Atlas, par exemple [film d’Andy et Lana Wachowski, 2013].

La question de la société patriarcale, abordée dans votre film Mutantes, est aussi très présente dans le théâtre contemporain. Souvent les artistes mettent sur scène des monstres, des cas extrêmes [cf. le spectacle Conte d’amour, sur l’affaire Josef Fritzl]. Pour parler de ce sujet, pensez-vous qu’on puisse mettre des « monstres » dans les films, ou doit-on rester du côté de l’humanité ?

Virginie Despentes : Chaque film aura sa logique, et chaque réalisateur le besoin de faire tel film à tel moment. Le plus important, dans l’aspect patriarcal du cinéma, c’est toute l’économie derrière. Qui sont les producteurs, les distributeurs, les critiques… C’est comme ça, à mon avis, qu’on explique que des femmes réalisatrices aillent peu à Cannes, ou aux Césars, que les films de femmes soient toujours des petits budgets… J’ai fait trois ans au CNC comme lectrice, et j’ai vu que systématiquement, les films de femmes sont pré-budgetés, par exemple. On sait que le cinéma est une industrie encore très patriarcale. Plus que la musique. Spontanément, les hommes, dans le cinéma, vont coopter des hommes, et vont demander aux femmes de se cantonner à certains sujets… Quel est le dernier film historique, en costumes, réalisé par une femme, que vous ayez vu ?

Pourriez-vous avoir envie de réaliser un film sur la cellule familiale, qui la montrerait à nu?

Virginie Despentes : Ca pourrait m’intéresser, mais là-dessus, j’ai l’impression d’avoir vu tellement de films sublimes, que là tout de suite, je ne vois pas ce que je pourrais dire de plus. Family life [ Ken Loach, 1971], par exemple. J’ai quitté ma famille il y a très longtemps, et je n’ai pas recréé de famille… Quand je commence un film, j’ai envie d’apporter quelque chose. Par contre, je pourrais faire un film sur la masculinité, avec que des mecs. Sortir de ce que je fais, travailler avec des acteurs… C’est chiant d’avoir tout le temps des actrices, qui veulent être maquillées…

Propos recueillis par Geoffrey Nabavian

Visuel : © Journées cinématographiques dionysiennes 2015

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Geoffrey Nabavian
Parallèlement à ses études littéraires : prépa Lettres (hypokhâgne et khâgne) / Master 2 de Littératures françaises à Paris IV-Sorbonne, avec Mention Bien, Geoffrey Nabavian a suivi des formations dans la culture et l’art. Quatre ans de formation de comédien (Conservatoires, Cours Florent, stages avec Célie Pauthe, François Verret, Stanislas Nordey, Sandrine Lanno) ; stage avec Geneviève Dichamp et le Théâtre A. Dumas de Saint-Germain (rédacteur, aide programmation et relations extérieures) ; stage avec la compagnie théâtrale Ultima Chamada (Paris) : assistant mise en scène (Pour un oui ou pour un non, création 2013), chargé de communication et de production internationale. Il a rédigé deux mémoires, l'un sur la violence des spectacles à succès lors des Festivals d'Avignon 2010 à 2012, l'autre sur les adaptations anti-cinématographiques de textes littéraires français tournées par Danièle Huillet et Jean-Marie Straub. Il écrit désormais comme journaliste sur le théâtre contemporain et le cinéma, avec un goût pour faire découvrir des artistes moins connus du grand public. A ce titre, il couvre les festivals de Cannes, d'Avignon, et aussi l'Etrange Festival, les Francophonies en Limousin, l'Arras Film Festival. CONTACT : [email protected] / https://twitter.com/geoffreynabavia

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