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Lucrecia Martell, réalisatrice de “Zama” : L’idée que la violence est un acte est un fantasme [Interview]

Lucrecia Martell, réalisatrice de “Zama” : L’idée que la violence est un acte est un fantasme [Interview]

04 July 2018 | PAR Yaël Hirsch

Présenté à la Mostra de Venise en août dernier Zama est une fresque précise et lancinante dans une colonie argentine du 18e siècle. Alors qu’elle est l’invitée d’honneur du Festival du film de la Rochelle, du 28 juin au 8 juillet, rencontre avec la réalisatrice, Lucrecia Marte aussi pointue et flamboyante que son film. Sortie à ne pas manquer le 11 juillet.

Où se déroule le film exactement ?
Ça se déroule dans une région qui s’appelle le Gran Chaco. Cette région recouvre une partie du nord-ouest de l’Argentine, du sud est de la Bolivie, un petit bout du Paraguay et un du Brésil. C’est la dernière région conquise pendant la colonisation qui s’est déroulée fin du 19ème début du 20ème

C’est pour cela qu’il y reste quelque chose de très mystérieux, de sauvage et difficile d’accès ?
C’est effectivement très difficile d’accès. C’est une région qui est, en Argentine, très ignorée même concernant le tourisme car il n’y aucune infrastructures, c’est très difficile sur place. C’est également la région d’Argentine dans laquelle il y a la plus grande concentration d’indigène.

Le livre dont s’inspire le film est publié par Antonio Di Benedetto dans les années 1950. A cette période est-ce que l’Argentine se penche sur son passé colonial?
Cette histoire de colonisation par rapport à la mémoire est peut-être moins présente dans le roman et plus dans le film. Mais, quand on connaît la ville de Buenos Aires, on sait que c’est la ville qui se voit comme européenne et, est dans une négation de son appartenance à l’Amérique Latine. De toute façon l’Argentine n’est pas dans l’identification avec ses propres populations indigènes. C’est sur le territoire argentin qu’il y a les pires agressions envers les communautés indigènes et elles ne datent pas de la période de colonisation espagnole mais d’après l’indépendance donc, elles sont  perpétrées par les créoles. L’auteur du roman n’est pas né à Buenos Aires mais d’une province du Nord-Est et dans les années 50, son roman est devenu le roman de l’existentialisme latino-américain.

La façon d’écrire est moderniste/existentialiste. Comment avez-vous fait pour rendre l’écriture dans le film ?
Je ne le savais pas et j’en ai fait l’expérience ici lors de l’adaptation du roman vers le cinéma. On a toujours cette conception que le roman est le papier donc l’écriture et, que le cinéma est le son et l’image. Mais entre le livre et le film il y a le lecteur. Au moment de la lecture d’un roman, c’est à travers les mots que se génère les sons, les mots sont porteurs d’un référentiel qui résonne à travers les lecteurs donc entre le cinéma et la littérature il y a tout un monde sonore qui fait le lien entre les deux.

Que veut dire la métaphore des poissons qui arrive vite dans le film et fait voir des poissons allergiques à … l’eau….
Il y a beaucoup d’aspects du roman que j’ai enlevé notamment des choses fortes qui relevaient de la symbolique. J’ai gardé l’élément du poisson d’une part car j’adore les poissons et d’autre part parce qu’il y a énormément de choses autour des poissons qui sont très révélateurs d’une perception du monde. Cette idée d’être immergé dans une force dont on a peu conscience est très révélatrice de notre de notre condition.

ZAMA – Bande Annonce from Shellac on Vimeo.

Faire l’expérience de regarder le film c’est comme rentrer dans votre tête et voir le film à l’intérieur de vous ?
C’est comme cela que nous l’avons conçu, c’est-à-dire avec ma tête mais celle de Zama aussi. On avait procédé un petit peu comme ça avec La femme sans tête. Dans le cas de Zama on a un personnage qui sait moins de chose que les autres. Tous semblent avoir plus d’informations que lui. »

C’est peut-être étonnant pour certains qui ont suivi vos héroïnes féminines de vous retrouver dans la tête d’un personnage masculin dominant…
Dans mes quatre films, mes protagonistes sont des personnages sans pouvoir, en marge de la société mais, quand je pense à mes personnages je ne les pensent pas en terme de genre homme/femme mais comme des monstres qui essayent de faire croire qu’ils sont homme ou femme cela m’est plus utile quand je les écris.

Qu’est-ce qu’un corregidor ? C’est le poste du personnage et on a l’impression que le personnage a été quelque chose et qu’il n’est plus rien…
Un corregidor à l’époque coloniale était une personne ayant l’autorité semblable au maire d’aujourd’hui. Il avait du pouvoir, il exerçait la justice, le pouvoir de décider, de justice et d’exécuter mais, c’était une autorité qui s’exerçait au niveau local pas dans les grandes régions. »

Il y a aussi cette autorité au dessus de lui, le gouverneur un peu absurde et paranoïaque. C’est un drôle de personnage qui représente toute la folie de l’entreprise coloniale.
Tout a fait. Il y a également la dimension du niveau de corruption des fonctionnaires espagnols en Amérique, qui était un des gros problèmes de la colonie. »

On a l’impression qu’il n’a pas d’opinion tellement il s’ennuie. Dans le début du film il y a ces deux actes de violence : avec les femmes nues et le prisonnier qu’il torture. Il y a quelque chose de passif…
C’est à l’image d’une grande partie de la société. C’est un fantasme de croire que la violence est toujours une action.

Visuellement vous êtes inspirée de quels types d’iconographies pour reproduire la réalité historique ?
La palette de couleur est inspirée du baroque espagnol, d’une région de la Bolivie qui s’appelle la Chiquitania. On a pris des libertés avec la réalité historique et on s’est inspiré des immenses coiffures avec les immenses peignes, de traditions espagnols mais utilisés en Argentine seulement vers le XIXe siècle et on les a réincorporés dans le XVIIe siècle pour ça. Ce qu’on a évité à tout prix, c’est la représentation du passé très machiste avec les typiques couleurs ocres du monde colonial…on voulait vraiment sortir de ces représentations traditionnelles. On a utilisé beaucoup de couleurs pastels.

Et les inspirations filmiques ?  L’on pense forcément à Fitzcarraldo, Apocalypse Now
A vrai dire, en concevant le film, on s’inspire pas tant d’autres références cinématographiques que vraiment les us et coutumes des régions dans lesquelles on filme. Et donc on a pris beaucoup de décisions qui étaient inspirés des habitudes, des coutumes du Chaco où on filmait. Dans le cas de Fitzcarraldoet d’Aguirre, la colère de Dieu, c’est vraiment des représentations via le cinéma très intéressantes de la folie, de l’absurdité coloniale, mais ce sont des films qui sont basés sur des héros, et du coup c’était pas l’approche qui nous intéressait.

C’est aussi difficile que la légende le veut, de faire un film en costume ?
C’est juste génial, très riche et divertissant!

Qu’attendez-vous de la projection du film à La Rochelle?
On va voir comment ce film va être accueilli dans un pays qui a un passé colonial absolument colossal mais différent…
visuels : Shellac

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Yaël Hirsch
Co-responsable de la rédaction, Yaël est journaliste (carte de presse n° 116976), docteure en sciences-politiques, chargée de cours à Sciences-Po Paris dont elle est diplômée et titulaire d’un DEA en littérature comparée à la Sorbonne. Elle écrit dans toutes les rubriques, avec un fort accent sur les livres et les expositions. Contact : [email protected]

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