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[Interview] Tomer Heymann : “J’ai perdu la tête d’une manière très positive’

[Interview] Tomer Heymann : “J’ai perdu la tête d’une manière très positive’

06 June 2016 | PAR Yaël Hirsch

Mr Gaga est un travail d’orfèvre de 7 ans passés à suivre le travail et la vie de grand chorégraphe Ohad Naharin, pour la Batsheva Dance Compagnie, le documentaire Mr Gaga sort en France le 1ier juin sur nos écrans. Alors que le film est le documentaire le plus vu de tous les temps en Israël, rencontre avec son réalisateur, Tomer Heymann, dont nous avions déjà adoré I shot my love (2012) .

Pour lire notre chronique du film au Festival du film israélien de Paris, c’est ici. 

Et pour lire l’interview de Ohad Naharin, là.

Quand avez vous vu pour la première fois le travail d’Ohad Naharin ?
Ce n’était pas seulement la première fois que je voyais le travail d’Ohad Naharin, c’était aussi la première fois que je voyais un spectacle de danse. Je viens d’un très petit village, très primitif, où il n’y avait pas de culture. J’avais l’esprit très fermé, il y a une trentaine d’années et je voyais la danse comme quelque chose pour les vieux. Et quand j’avais 21 ans, ma cousine a commencé à travailler avec la compagnie de danse Batsheva et elle m’a dit : « Tomer, il y a un nouveau danseur, il s’appelle Ohad, j’ai une place pour toi ». Je disais toujours non, même si elle m’a proposé plein de fois. Au bout d’un moment j’ai décidé de dire oui pour ne pas l’offenser, mais j’avais en tête de partir au bout de 10 minutes parce que j’étais certain que j’allais passer un mauvais moment. C’était un vendredi soir, et c’était magnifique. Je n’ai même pas de mots dans aucune langue. La sensation que j’avais était incroyable. J’étais ivre sans avoir bu, perché sans avoir fumé. Je volais, je ne marchais plus sur terre. La pièce était “Wall”. C’est presque la scène d’ouverture du film. Donc pour quelqu’un qui vient d’un milieu très traditionnel, qui tous les ans chante “Echad Mi Yodea”, un chant de Pessah, avec sa famille, et entend ce chant tourné en rock’n’roll, quelque chose de très sensuel, c’est un moment incroyable. Je suis ressorti du spectacle changé. J’étais un autre homme et j’ai perdu la tête d’une manière très positive.

Est-ce que vous vous sentez proche de Ohad Naharin parce qu’il vient des Kibboutz et d’un milieu simple ?
Bien sur, on a une histoire similaire, mais je l’ai appris que 25 ans après. En premier j’ai connu l’artiste et je n’ai découvert son histoire que quand j’ai commencé à faire le film. Il vient d’une famille pauvre, des kibboutz et donc je me suis dit que son histoire peut être une source d’inspiration pour les autres.

Le film est donc un portrait et on entend Ohad Naharin parler presque tout le temps. C’est pas habituel pour un documentaire où généralement on entend le premier concerné de temps en temps, puis ses proches parlent et décrivent la personne.
Au début ce n’était pas comme ça. J’avais de nombreux témoignages, des critiques connus, d’autres artistes. Mais nous avons fait de longs enregistrements avec Ohad. Un jour, j’ai juste écouté la narration et la voix d’Ohad pendant trois heures, une nuit à Tel Aviv, et je me suis aperçu qu’il n’y avait pas besoin d’autres témoignages. Et peu à peu, je me suis mis à enlever les témoignages des autres pour les remplacer par ceux d’Ohad. Je trouvais ça plus intéressant d’avoir sa voix …

Mais avez quand même le témoignage d’autres danseurs, et celui de Nathalie Portman, ce qui fait plutôt chic…
Nathalie Portman est si simple même si elle est si connue et je comprenais parfaitement ce qu’elle disait. Elle a participé aux cours de gaga et n’en parle pas d’une manière intellectuelle. D’ailleurs, Ohad l’a beaucoup aidée pour le film Black Swann. Elle est très drôle, cool, passionnée. Elle est comme une fleur quand elle parle du Gaga. Mais de manière générale, si c’est quelqu’un d’autre qu’Ohad qui parle, c’est parce que cette personne m’a apporté une information que je n’ai pas eu de sa part.

Vous avez essayé le Gaga ?
Oui! Avant, je pensais que la danse était quelque chose qui devait se faire sur scène, et donc je ne dansais pas car j’étais beaucoup trop timide pour ça. Mais plus tard, j’ai découvert que nous pouvions danser sur bien d’autres scènes. Au début, j’ai refusé de participer aux classes de gaga car j’avais honte par rapport aux autres. %ais pendant les 8 ans de tournage du film,je suis passé par plusieurs phases. Mon compagnon allemand m’a quitté après une histoire d’amour très forte et j’étais cassé, je n’avais plus envie de vivre, j’ai perdu tout intérêt pour la vie, le film, le travail. Après 2 ou 3 mois de silence, Ohad m’a appelé car il était sans doute inquiet. Il a tout de suite compris ma situation et m’a dit « Ne t’inquiète pas pour le film, il faut penser à toi, alors s’il te plaît, viens à une classe de gaga ». Je n’avais rien à perdre à ce moment-là, donc j’y suis allé et quelque chose s’est passé. Je me suis dit que la vie n’était pas si moche, qu’il y avait de la beauté autour de moi. Depuis, je garde cette danse dans ma vie et je me sens beaucoup mieux. Dans la salle de cours, il n’y aucun miroir, donc on ne se compare pas, on se sent bien.

Le résultat du film est magnifique, est-ce que vous avez eu des inspirations ? Des réalisateurs où d’autres films – notamment sur la danse- qui vous ont influencé ?
Ça a été beaucoup de travail. J’ai un très bon cameraman qui a travaillé avec moi sur d’autres projets comme Paper Dolls. Le début était difficile et j’ai même demandé à mon cameraman d’être un danseur avec la caméra. Il ne me comprenait pas trop, donc je l’ai envoyé à un des spectacles de Batsheva pour trouver ce qu’il y a d’intéressant. Je voulais que nous fassions confiance à la danse, même si l’on ne voit pas le danseur en entier, même si on le voit juste un pied passer. En même temps on testait les limites d’Ohad, voir si on pouvait s’immerger dans la danse, jusqu’à quel point on ne le dérangeait pas. Après un an, on avait l’impression que la caméra faisait partie de la compagnie : elle était devenue presque invisible pour les danseurs. Quant aux modèles, nous les avons évités : je voulais trouver quelque chose d’unique pour ce film, je ne voulais pas d’influences. En revanche, Ohad nous a aidés. Il m’a dit « sois libre, ne pense pas à moi ». Et c’est ce qui m’a permis dans le film, de mixer des éléments de plusieurs pièces et faire croire que c’en n’est qu’une. Je pouvais ainsi offrir aux spectateurs la possibilité de voir quelque chose qu’ils ne verraient jamais sur scène. Il y a des plans, des angles qui n’existent pas dans la réalité. Le spectateur n’a pas le choix de l’angle et ne peut pas se tenir où il veut.

La partie très intime et le mélange avec la politique. Est-ce que vous avez suivi la vie d’Ohad, ou est-ce que vous avez pensé à l’équilibre entre le personnel et le politique ?
Mr Gaga est en fait passé par quatre films ! Le premier date d’il y a 4 ans, basé seulement sur les processus de création dans les studios. Il était appelé Toolbox n°1, mais c’était trop étroit. J’ai abandonné le projet car il n’en disait pas assez sur Ohad. Pour le deuxième film, j’ai utilisé des archives et j’ai crée une biographie plus simple, étape par étape, de son enfance à maintenant. C’était encore un bon film, appelé Toolbox n°2, mais je l’ai abandonné aussi. La même chose avec Toolbox n°3. Puis j’ai fait un film seulement sur la danse, c’était un vrai voyage, mais ce n’était que pour les gens qui aiment la danse et je voulais que le film soit pour tout le monde, y compris le “moi” qui n’aimait pas la danse il y a 25 ans. Donc j’ai encore abandonné le film. Les gens commençaient vraiment à perdre patience! Un jour Ohad est venu me voir pour me dire qu’il allait créer son dernier projet. Quand je lui a demandé pourquoi ce serait “son dernier”, alors qu’il est connu et respecté, il m’ répondu : « Tomer, regarde ce qui se passe dans notre pays, avec notre gouvernement, ça me fait peur ». Je ne l’avais jamais vu aussi émotionnel et effrayé, et ça m’a choqué. Il a choisi de rester à Israël pour créer et pourtant, il met un point d’interrogation sur son avenir. A ce moment là, je suis allé voir les producteurs, je me suis excusé et j’ai dit que je savais sur quoi porterait le film et qu’il s’appellerait “Mr Gaga”. Je voulais intégrer l’aspect créatif, personnel, intime et politique d’Ohad. Je leur ai donc demandé une année de plus.

Comment vivez-vous le succès de Mr Gaga en Israël ?
C’est incroyable. C’est le documentaire le plus populaire et le plus vu en Israël depuis toujours. Il y a des gens de toute la société. Des gens qui sont traumatisés, malheureux, qui ne sont jamais allés voir de documentaire. Une femme qui a perdu son enfant, m’a dit que ça lui a donné la possibilité de vivre avec ce traumatisme. Des gens viennent car ils veulent danser après avoir abandonné leurs rêves.

Vous avez de nouveaux projets en tête ?
Après Mr Gaga, je suis allé au festival de Berlin avec mon frère où on a eu le prix du public pour le film Who is going to love me now qui parle d’un homme qui a quitté les kibboutz car sa famille ne le soutenait pas. Contrairement à Ohad d’ailleurs. Maintenant Mr Gaga et Who is going to love me sont au cinéma en même temps. Et ce qu’il y a de plus important pour moi est d’avoir les retours des spectateurs qui me sourient.

visuel : @heymann_brothers_film

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Yaël Hirsch
Co-responsable de la rédaction, Yaël est journaliste (carte de presse n° 116976), docteure en sciences-politiques, chargée de cours à Sciences-Po Paris dont elle est diplômée et titulaire d’un DEA en littérature comparée à la Sorbonne. Elle écrit dans toutes les rubriques, avec un fort accent sur les livres et les expositions. Contact : [email protected]

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