A l'affiche
[Critique] “Vivre ensemble” d’Anna Karina, les amours mortes de l’après 1968

[Critique] “Vivre ensemble” d’Anna Karina, les amours mortes de l’après 1968

13 February 2018 | PAR Olivia Leboyer

vivresensemble1

En 1973, Anna Karina écrit, réalise et produit le film Vivre ensemble. C’est le premier film réalisé par une actrice. Sélectionné par la Semaine de la Critique à Cannes, le film est cependant mal distribué, n’attire pas les spectateurs et tombe rapidement dans l’oubli. Aujourd’hui, restauré, Vivre ensemble ressort, avec le soutien notamment des Cahiers du Cinéma. Saturées de couleurs vives, découpées en panneaux rose vif ou bleu tendre, les saynètes distillent une tristesse douce. Chronique désenchantée d’un couple de guingois, le film sort même ce 14 février de Saint Valentin.

[rating=4]

Un film vivifiant, en pleine contre-culture

D’ailleurs, ironiquement, Vivre ensemble devait initialement s’intituler Nous deux, mais le magazine s’y est opposé. Sur le fil, le film oscille constamment entre le charme candide et tenace du coup de foudre et la spirale sombre qui aspire le couple. En 1973, cela fait presque dix ans qu’Anna Karina n’est plus avec Jean-Luc Godard. Plus de dix ans se sont écoulés depuis Une femme est une femme (1960) ou Vivre sa vie (1962). Anna n’a plus sa frange brune et sage, mais un dégradé court et blond, plus détonnant. Habillée en hippie, maquillée outrageusement, elle apparaît sur l’écran comme une amazone un peu insolite. Un homme en complet strict, en pleine conversation avec un copain plus artiste, se tamponne dans sa table de café : l’échange de regards, aussitôt, provoque le coup de foudre.

L’homme, c’est Michel Lancelot, qui n’est pas acteur mais journaliste et essayiste : c’est lui qui animait la fameuse Emission Campus, sur Europe 1. Journaliste libre et contestataire, il écrivait aussi des essais percutants sur cette époque en mutation. Dans Le jeune lion dort avec ses dents, génies et faussaires de la contre-culture (Albin Michel, 1974), Lancelot désosse avec énergie la culture lénifiante et triste qui a succédé à ce mai 1968 trop vite essoufflé :

« Avant d’écrire sur la contre-culture, je me suis d’abord demandé, simplement : « Est-ce vraiment si important ? N’est-ce pas une sorte de nouvelle mini-jupe pour intellectuels déphasés ? (…) Après une longue analyse, j’ai dû reconnaître que la contre-culture n’était pas une mode, mais qu’elle s’inscrivait, au contraire, dans une filiation sauvage qui remonte à la nuit des temps. » (« Tout un programme,… Sergent Pepper », p. 19)

« Il n’y a pas de hasard, il n’y a que des rencontres », écrivait Paul Eluard. La rencontre artistique entre Anna Karina et Michel Lancelot se fait ainsi tout naturellement. Tous deux se préoccupent de démythifier les idées reçues, les cultures instituées, et rêvent de liberté. Et comment faire rimer l’amour et la liberté ?

Un beau couple tragique
C’est tout le thème du film : Julie (Anna Karina) et Alain (Michel Lancelot) sont mal assortis. Sérieux, sanglé dans son costume, Alain est professeur d’Histoire et vit avec Sylvie, dans un grand appartement bourgeois. Julie, bohème et sans attaches (elle aurait été mariée quelques mois, aux Etats-Unis, et se serait un peu prostituée par la suite), ne travaille pas. C’est après avoir passé une nuit ensemble que les deux amants inconnus se posent une première question : « Que fais-tu ? » lance Julie. « Je prends mon petit-déjeuner avec toi » répond Alain, car, à ce moment précis, il ne pense qu’au présent. Lorsqu’il lui retourne la question, Julie répond : « Rien. Je ne fais rien. Je m’amuse. » Echo déformé à son « Qu’est-ce que je peux faire ? Je sais pas quoi faire ! » de Pierrot le Fou. Dans le Godard, Anna Karina promenait son ennui. Ici, elle paraît, d’abord, s’amuser, comme elle le dit. Pleine de joie de vivre, elle passe le temps de fête en fête, de boîte en boîte, avec un nombre incalculables de « potes », tous d’anciens amants, dont les photos ornent triomphalement le mur de sa chambre. Après quelques hésitations lâches, Alain quitte Sylvie, et se lance dans la vie à deux avec Julie.

Très vite, une spirale folle s’enclenche. Tout à son amour, Alain sèche ses cours, ne corrige plus ses copies, et se met, comme Julie, à prendre de la drogue. En deux temps trois mouvements, le voilà qui démissionne de son lycée parisien. Presque aussi vite, il comprend qu’il fait fausse route. Les soirées déjantées avec les innombrables amis de Julie ne lui plaisent pas. Mais, à aucun moment, il ne va songer à la quitter. Julie, d’ailleurs, a une idée : puisqu’ils ne travaillent ni l’un ni l’autre, pourquoi ne pas aller s’amuser à New York ?

Une plongée dans le Harlem des années 1970
A New York, Anna Karina filme de manière improvisée, avec trois bouts de ficelle. On assiste ainsi à un vrai happening dans Central Park contre la politique américaine au Vietnam. Le film prend valeur de document historique. Alain, l’ancien professeur d’Histoire, regarde intensément cette histoire en train de se faire. Pourtant, de manière brusque, cet homme sage qui devait chercher un travail intéressant va basculer dans une étrange apathie. Comme étranger à tout, et même à Julie, Alain sombre résolument dans l’alcool et les drogues. Pour oublier qu’il n’est pas à sa place ? Le rêve américain, virée fantasque et chaleureuse, se transforme en course âpre pour trouver des sous. Car les « grands amis » de Julie lui empruntent de l’argent, ou bien exigent qu’elle leur rembourse tel ancien prêt, ou lui claquent la porte au nez. Obligés de revenir dans leur petit réduit à pied, pour économiser un ticket de métro, ou de partager un hot dog pour deux, ils comptent chaque pièce. Mais Julie achète quand même deux masques d’animaux en plastique, car c’est amusant et que « les masques ne sont pas faits pour se cacher, mais pour montrer qui l’on est vraiment ». Tous deux arpentent ainsi Harlem affublés de masques idiots, en marchant de travers, par dérision.

A New York, ils croisent aussi le chemin d’un énième ancien amant de Julie, un hippie blond hébété qui se balade avec un lapin blanc sous le bras. Anna Karina saisit au vol un écureuil qui monte à l’arbre, tandis que les trois jeunes gens filent à vélo. Alain, toujours poursuivi par le passé incohérent de Julie, a toujours un autre homme dans son dos.

Précisément, de retour à Paris, Julie est enceinte, et la situation empire. Le film vire alors au cauchemar halluciné, Alain fuyant ses responsabilités pour se réfugier dans le whisky, qu’il boit au goulot à tout moment de la journée. Une séquence surréaliste nous le montre donnant des cours particuliers aux enfants de la concierge en buvant sous leurs yeux et en leur donnant en dictée : « Ma mère est concierge et je suis un imbécile ». Anna Karina filme la déchéance d’Alain en insistant sur les aspects sordides. Et les trajectoires d’Alain et de Julie s’affolent de manière inversée : là où Alain s’enfonce dans l’alcool, Julie se responsabilise et s’intègre à la société. Elle prend un travail de vendeuse, lisse ses cheveux, s’habille plus normalement et, surtout, tente de protéger son enfant.

Une fin poétique et ouverte
Anna Karina filme un couple qui ne se comprend plus, chacun lancé dans une spirale inversée. La société d’après mai 1968 n’offre plus d’utopies séduisantes, mais des pièges tristes. Ni Alain ni Anna n’ont de grande idée à réaliser, leur seul objectif était de vivre ensemble, comme n’importe quel couple amoureux. Dans un système bloqué, où mai 1968 est déjà, en 1973, regardé avec une nostalgie déçue, peu d’échappatoires. A la fin du film, Alain disparaît, mais le dernier plan nous montre seulement les toits de Paris, muets et calmes. Peut-être est-il mort, peut-être vont-ils se retrouver. Anna Karina laisse une fenêtre ouverte sur le vide, ou sur l’espoir. Car l’amour peut des miracles. Laissons le dernier mot à Michel Lancelot, sur les marginaux :

« Je voudrais vous dire une belle histoire d’amour. (…) Elle est d’Unica Zürn, la femme du peintre surréaliste Hans Bellmer. Ecoutez-la :
Le premier homme qu’elle observe s’appelle Jésus.
Deux fois par jour il vient, à la grille pour embrasser une jeune fille.
(…)
Mais, ajoute-t-elle avec tristesse, les médecins n’autorisent pas ce mariage.
Elle est épileptique et Jésus est un alcoolique qui fait ici une cure de désintoxication.
Ainsi s’achève l’histoire d’Unica Zürn, un peu tristement. Mais à votre Christ bavard, sans tâches ni reproches (…) je préfère le Jésus alcoolique et muet d’Unica Zürn. » (Le jeune lion dort avec ses dents, p. 250)

Vivre ensemble, d’Anna Karina, 1973, France, avec Anna Karina, Michel Lancelot, Monique Morelli, Viviane Blassel, Bob Asklof, Gérard Pereira, Jean Aurel. Sortie nationale, le 14 février 2018.

visuels: affiche, photo et bande annonce officielle du film.

Que je t’aime… Moi non plus
XXIe siècle, société de la connexion ou ère de l’esseulement ?
Avatar photo
Olivia Leboyer
Docteure en sciences-politiques, titulaire d’un DEA de littérature à la Sorbonne  et enseignante à sciences-po Paris, Olivia écrit principalement sur le cinéma et sur la gastronomie. Elle est l'auteure de "Élite et libéralisme", paru en 2012 chez CNRS éditions.

Publier un commentaire

Votre adresse email ne sera pas publiée.

Your email address will not be published. Required fields are marked *


Soutenez Toute La Culture
Registration