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« Pina Bausch et le Tanztheater » : un corps-à-corps inédit avec les danseurs au cœur de la genèse créative de la chorégraphe

« Pina Bausch et le Tanztheater » : un corps-à-corps inédit avec les danseurs au cœur de la genèse créative de la chorégraphe

10 March 2016 | PAR Charlotte Dronier

Pina Bausch danse au ciel depuis sept ans déjà. La disparition brutale de l’une des chorégraphes les plus essentielles du XXème siècle laisse encore des marques vives au sein de sa compagnie, le Tanztheater de Wuppertal, qui se bat pour faire perdurer son souffle. Un héritage merveilleux qui coule dans ses veines, fait d’un répertoire d’une quarantaine de pièces qu’elle continue de présenter à travers le monde, de photos, de carnets, de feuilles foisonnantes annotées, de vidéos, de films aussi, et d’un lieu emblématique : le Lichtburg, la salle d’un cinéma des années 1950, écrin de leurs répétitions depuis plus de quarante ans. C’est précisément au cœur du processus créatif de Pina Bausch que cette exposition inédite emmène les publics néophytes comme initiés du Centre National d’Art et d’Expositions de la République Fédérale d’Allemagne (Bundeskunsthalle) de Bonn, entre mémoire livrée par les objets et rencontre au corps-à-corps avec ses danseurs de tous les âges.

« Ce n’est pas tant le mouvement humain qui m’intéresse, mais ce qui meut les Hommes.»

Fait paradoxalement un peu oublié, l’immense professeure et chorégraphe que fut Pina Bausch a été avant tout danseuse, comme nous le rappelle cette rétrospective. Son approche unique et révolutionnaire est en ce sens forgée de sa propre expérience physique. Après un enseignement et des représentations réputées à New-York, elle revient dans son Allemagne natale où la direction du Ballet de Wuppertal lui est confiée et qu’elle rebaptise aussitôt Tanztheater de Wuppertal en 1973. En effet, heritière de Rudolf von Laban et de l’expressionnisme de la danse-théâtre de Kurt Jooss. Pina Bausch incarne a elle seule le lien entre la modernité et la contemporanéité allemandes. « On est dans cet entre-deux, dans cette zone où le mouvement n’est plus tout à fait danse, mais pas simplement théâtre. Cette non appartenance à un mode de mouvements reconnaissables créé un court-circuit», observe Brigitte Gauthier dans Le Langage chorégraphique de Pina Bausch (L’Arche Editeur, 2008). La legende peut alors commencer.

Dans ses premiers spectacles, Pina Bausch, née en 1940, entreprend avec virtuosité et impudeur de nous confronter avec nos angoisses, nos névroses, nos blessures, mais également notre passé proche, comme celui de la Second-Guerre Mondiale. « Les atmosphères bauschiennes nous plongent au cœur-même de la tragédie de notre existence », résume le critique Raphael de Gubernatis en 1984. Véritable catharsis, la chorégraphie initialement macabre de Pina Bausch sait pourtant se faire visionnaire, ouvrant les frontières de la danse qui lui étaient jusqu’alors assignées pour faire peu à peu triompher la vie. Elle nous laisse ainsi entrevoir notre quotidien dans nos comportements cruels et enfantins, nos failles, nos errances intérieures, notre solitude, tout comme nos moments de grâce, de bonheur, de délivrance, de facétie et d’amour, où chorégraphie et mots s’entrechoquent. Pina Bausch estime n’avoir jamais voulu provoquer, mais, en anthropologue, simplement parler des histoires personnelles et sociales qui nous animent, de ce que nous sommes chaque jour, assemblant des morceaux et gestes de vie de ses danseurs avec ceux de la dramaturgie et d’une véritable gestualité d’ensemble : « Nos répétitions ont lieu au Lichtburg theater, un cinéma des années 1950. Lorsque je m’y rends, je croise toujours tant de personnes fatiguées, usées, qui attendent à l’arrêt de bus, le regard triste. J’essaie d’incorporer ces sentiments dans nos productions », confie-t-elle. « Pina Bausch a étudié le degré de théâtralité des actes intimes et sociaux de notre vie quotidienne. Elle a observé les interactions, écoute les divergences entre l’attitude et la parole, et elle s’est attachée à reproduire les mouvements d’incohérence de l’être avec soi-même.», étaye Brigitte Gauthier.

Entretenant un rapport passionnel et de confiance avec sa compagnie, le caractère et l’identité de chacun construit la matière première de ses pièces à travers ses fameuses questions poétiques et introspectives. Chaque danseur y répondait librement par le corps, la parole ou des petites anecdotes personnelles mises en situation. « Il est important pour moi de présenter sur scène l’essence de mes danseurs, de sorte que les personnes puissent les connaître. Dans ces chorégraphies, vous devez être vous-même. Il n’est demandé à personne de prétendre. »

Les visiteurs de l’exposition pourront ainsi découvrir de la propre écriture de Pina Bausch ses interrogations surprenantes et fondatrices de son travail, tout autant que les aspects significatifs de ses méthodes ou encore les personnalités marquantes qui l’ont accompagnée. Ces documents inestimables (programmes, plans de répétition, plans de scènes, directions scéniques…), les photographies, les installations et les vidéos sont issus de la propriété unique des Archives de la Fondation Pina Bausch dirigée par son fils Salomon Bausch. C’est donc naturellement que ce dernier est le commissaire d’exposition de cet événement aux côtés de l’experte Miriam Leysner. Sachant tous deux que son oeuvre ne pouvait être contenue ni se matérialiser dans une exposition, leur parti-pris fut de révéler ce qui n’était pas visible sur scène, notamment la puissance de la rencontre.

De l’univers intime et Wuppertal à la découverte du monde

Avec Peter Pabst, le scénographe qui remplace Rolf Borzik à sa mort, les spectacles de Pina Bausch sortent peu à peu de l’obscurité à partir des années 1980 pour entrer dans des sentiments, des couleurs et des lumières chatoyantes aux décors inoubliables. Ils font en effet souvent intervenir des éléments naturels (sol maculé de terre, d’œillets, de pluie…) qui suggèrent l’effacement des frontières et l’impression d’universalité. Ces visions ont forgé l’imaginaire onirique et humaniste associé au nom de la chorégraphe, tout comme les rites et les histoires issues des différentes cultures qu’elle recueille lors de ses nombreux séjours et résidences à l’étranger. « Nous ne voyageons pas seulement, nous sommes déjà un monde en nous-mêmes. », observa-t-elle. Les nombreuses nationalités qui composent sa compagnie le confirment. Il y a comme un langage propre aux hommes dans notre quotidien, au-delà des langues et de leurs aspérités, et c’est justement ce que l’oeuvre de Pina Bausch explore. Dans la continuité de son étude de l’autre, de son ailleurs, cette exposition à la Bundeskunsthalle s’appuie sur le discours qu’elle a tenu lorsque le prestigieux prix de Kyoto lui a été décerné en 2007, ainsi que sur des photos de ses nombreux voyages, mais également des portraits de celles et ceux qui ont été important(e)s dans sa vie.

Salomon Bausch et Miriam Leysner ont voulu privilégier ce lien social et son témoignage par le corps et les mots : « Il nous importait d’intégrer des personnes qui ont l’expérience et la connaissance de ses pièces. », expliquent-ils. C’est donc dans l’alcôve aux murs de tissu vert d’un Lichtburg fidèlement reconstitué que les publics auront le privilège d’échanger avec les danseurs de Pina Bausch, à la lueur d’une lumière tamisée effleurant leurs costumes de scène suspendus. Cette invitation très rare dans leur espace intime donnera lieu à des performances, des répétitions publiques, mais aussi des ateliers de danse et des entraînements, véritables opportunités pour tous de pouvoir s’immerger physiquement dans son œuvre,. Il s’agira encore de se prêter au jeu d’un « speed-dating d’histoire racontée » : 7 visiteurs questionnent 7 membres de la compagnie pendant 5 minutes.

Comment la chorégraphie se transmet-elle et survit-elle ? Comment les danseurs percevaient-ils les questions de Pina Bausch ? Quels sont leurs souvenirs ? Comment les répétitions se déroulaient-elles à l’époque ? Dans quelles mesures la façon de travailler de Pina Bausch continue-t-elle de déterminer leur pratique actuelle ? Autant de thèmes qui pourront également être abordés lors de conversations avec des chercheurs, ses associés, ses collègues, et, surtout, le Tanztheater de Wuppertal lui-même. Des projections de documentaires (Chantal Akerman notamment), de vidéos et de films dont certains réalisés par Pina Bausch constitueront également de précieux éléments de réponse. De quoi prolonger le caractère vibrant, expérimental et intermédiatique de l’âme du Lichtburg…

Ce laboratoire de vie, cette réunion d’oxymores à laquelle Pina Bausch est parvenue, de la noirceur des abysses humaines à la beauté la plus éclatante, sculptent l’esthétique du tragique contemporain. Elle qui estimait qu’il lui restait « tant de chose devant elle à accomplir » continuera pourtant d’incarner depuis les étoiles une figure inépuisable d’influence et de fascination pour les générations de chorégraphes et de spectateurs actuelles et à venir.

Charlotte Dronier

Informations pratiques :

* du 4 mars au 24 juillet 2016 au Centre National d’Art et d’Expositions
de la République Fédérale d’Allemagne à Bonn / Kunst- und Ausstellungshalle
der Bundesrepublik Deutschland GmbH Museumsmeile Bonn

Après Bonn, la rétrospective sera présentée au musée Martin Gropius Bau à Berlin partir de septembre.

site internet de l’exposition : http://www.bundeskunsthalle.de/en/exhibitions/pina-bausch.html

* horaires d’ouverture :

Mardi et mercredi de 10h à 21h
Jeudi à dimanche de 10h à 19h
Fermé le lundi
Le vendredi, ouvert aux groupes à partir de 9h

* tarifs :

plein €10, réduit, €6.50, ticket famille €16, ticket de dernière minute €6 (les deux dernières heures avant la fermeture ; indisponible pour les groupes)

Visuels :
* image 1 :
Ulli Weiss
Probe in der Lichtburg
Mit Rolf Borzik und Marion Cito
Wuppertal, um 1978
© Pina Bausch Foundation

*image 2 :
Laurent Philippe
Aufführung von Pina Bausch-Stücks „Vollmond”
Fotografie
© Laurent Philippe

*image 3 :
Szenen aus
A Choreographer Comments
Choreografie: Antony Tudor
Juilliard School, New York, 1960
© Pina Bausch Foundation, Juilliard Archives

*image 4 :
Ulli Weiss
Bühnenprobe zu Nelken
Palais des Papes, Avignon, 1983
© Pina Bausch Foundation

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Charlotte Dronier
Diplomée d'un Master en Culture et Médias, ses activités professionnelles à Paris ont pour coeur la rédaction, la médiation et la communication. Ses mémoires ayant questionné la critique d'art au sein de la presse actuelle puis le mouvement chorégraphique à l'écran, Charlotte débute une thèse à Montréal à partir de janvier 2016. Elle porte sur l'aura de la présence d'un corps qui danse à l'ère du numérique, avec tous les enjeux intermédiatiques et la promesse d'ubiquité impliqués. Collaboratrice d'artistes en freelance et membre de l'équipe du festival Air d'Islande de 2009 à 2012, elle intègre Toutelaculture.com en 2011. Privilégiant la forme des articles de fond, Charlotte souhaite suggérer des clefs de compréhension aux lecteurs afin qu'ils puissent découvrir ses thèmes et artistes de prédilection au delà de leurs actualités culturelles.

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