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[Interview] “Il ne faut pas montrer trop de choses” : Rineke Dijkstra hypnotise dans un pas-de-deux vidéo

[Interview] “Il ne faut pas montrer trop de choses” : Rineke Dijkstra hypnotise dans un pas-de-deux vidéo

31 January 2015 | PAR La Rédaction

De jeunes filles pratiquant le ballet et la gymnastique rythmique font l’objet de deux nouvelles vidéos de la photographe néerlandaise Rineke Dijkstra : jusqu’au 21 février la Galerie Marian Goodman Paris (79, rue du Temple) présente Marianna (The Fairy Doll) et The Gymschool, St Petersburg, toutes deux commandes de Manifesta (biennale européenne d’art contemporain) dont la dixième édition eut lieu en 2014 à St Petersbourg.

C’est la troisième fois que cette galerie consacre une exposition personnelle à l’artiste qui devint célèbre en 1992 grâce à ses Beach Portraits, une série de portraits d’adolescents sur la plage. Le Jeu de Paume lui consacra l’exposition Rineke Dijkstra : Portraits en 2005 alors qu’une grande rétrospective de ses photos et vidéos fut organisée en 2013 par le Musée Guggenheim et le SF-MoMA de San Francisco : on a pu y admirer ses portraits de jeunes femmes qui viennent d’accoucher, de soldats israéliens, d’adolescents dans un parc ainsi que ses vidéos de jeunes qui dansent en discothèque (The Krazyhouse, 2009) – voici un aperçu de ses photos les plus connues.

Pas difficile de reconnaître la signature de Dijkstra : ses personnages ont toujours l’air un peu médusés et regardent l’objectif, donc le spectateur, et semblent légèrement détachés de l’arrière-plan. Pour cela la photographe aime se servir d’un flash, même de jour, et sa caméra reste toujours immobile sur un pied, généralement en légère contre-plongée.
Dans ses vidéos aussi la caméra reste statique, isolant les individus dans un cadre et un temps. Ainsi, dans Marianna (The Fairy Doll), nous passons 19 minutes avec Marianne, dix ans, dans une salle rose digne de Jacques Demy. Elle danse devant un miroir, sur une musique du compositeur autrichien Josef Bayer, Die Puppenfee – La fée des Poupées, pour se préparer à une audition, alors que la voix de sa professeur la guide depuis le hors-champ.
Dans l’autre salle, sur trois écrans juxtaposés, The Gymschool, St Petersburg présente les acrobaties de plusieurs jeunes filles qui pratiquent la gymnastique rythmique, sport inventé en 1940 par les dirigeants de l’URSS. L’idée de répétition y est poussée plus loin, dans les deux sens : discipline/entraînement et effet répétitif des mouvements.

Cela faisait un moment que les répétitions de ballet m’intriguaient“, dit Dijkstra (1959), “et que j’avais envie de travailler là-dessus : cette concentration, la discipline, l’intensité du travail et puis les moments où on sort de cette concentration et que des émotions individuelles transparaissent. J’ai réalisé ces vidéos pour Manifesta 10 et lorsque j’étais à St Petersbourg j’ai découvert à côté des bureaux de la biennale une école de ballet avec cette magnifique salle rose. Et j’ai rencontré Marianna, cette fille de dix ans qui préparait une audition importante. Alors j’ai décidé de tourner une vidéo avec elle. J’ai utilisé trois caméras pour pouvoir tout capter : de petites choses, ses regards, ses émotions… Dans The Gymschool j’ai utilisé plusieurs cameras et là j’ai décidé de projeter ses points de vue sur trois écrans. Cela renforce l’aspect sculptural : on admire ces corps dans toutes ces improbables postures depuis des angles différents, comme normalement on ne le peut qu’en sculpture.”
Les danseuses qu’on voit dans les deux vidéos ont entre 8 et 12 ans. Dijkstra trouve cet âge intéressant parce que “juste avant l’adolescence on est encore très naturel. Ces filles n’essaient pas d’être différentes de ce qu’elles sont, mais en même temps a cet âge-là, on s’est déjà formé une personnalité, on est déjà quelqu’un. Dans The Gymschool, on voit aussi une évolution : la première, qui a huit ans, est encore un peu maladroite alors que la vidéo se termine par une fille de douze ans qui est déjà très virtuose. J’ai d’ailleurs beaucoup travaillé sur le son dans cette vidéo-là où on n’entend pas de musique ; on entend par contre les pieds qui se frottent contre le sol, la respiration, les soupirs, parfois des bruits plus forts quand les filles font un saut et atterrissent”.
Et c’est bien cette intensité des sons en combinaison avec l’image sur trois écrans qui a un effet hypnotisant, enivrant, parfois opprimant et suffoquant. La vidéo a effectivement plus de dimensions que la photo pour Dijkstra : “J’aime beaucoup jouer avec le son et le mouvement, même si mes vidéos ressemblent toujours pas mal à mes photos : la camera ne bouge pas, j’isole mes sujets et souvent j’utilise un fond blanc. Puis, j’aime qu’on puisse manipuler la durée du regard : dans une vidéo, supposant que le spectateur la regarde de bout en bout, on peut en tant qu’artiste décider combien de temps une personne regarde. Et généralement cela va être plus long pour une vidéo que pour une photo. C’est vrai que de nos jours on ne passe généralement pas une demie heure devant une photo ou un tableau”.Depuis ses Beach portraits, perfection et vulnérabilité sont des thèmes qui traversent l’œuvre de Dijkstra : “Dans mes photos il y a une mise en scène très précise mais en même temps il faut toujours des éléments qui échappent à cette maîtrise. Oui, j’aime garder le contrôle sur mes œuvres et je sais ce que je veux, mais cette maîtrise sert justement à faire ressortir cette part d’authenticité qu’on cherche chez le sujet. C’est peut-être aussi pour cela que le ballet m’intrigue, parce que c’est une discipline où on ne peut vraiment pas faire d’erreurs et où tout doit paraître facile et virtuose mais j’aime beaucoup aussi quand le caractère individuel d’une danseuse transparaît malgré tout. En c’est toujours ainsi quand on fait de l’art : l œuvre d’art est inévitable dans la mesure où on se dit que « ça n aurait pas pu être différent » mais en même temps, quoi qu’on fasse, il reste aussi quelque chose d’incontrôlable“.

Dijkstra semble toujours à affût d’une certaine sobriété voire même d’une uniformité : les enfants d’une public school anglaise qu’elle avait demandés pour sa vidéo I can see a woman crying (2010) de commenter le tableau La femme qui pleure (1937) de Picasso portent tous un uniforme, ce qui met en avant leur individualité ; dans une autre vidéo elle filme des enfants chinois qui chantent en chorale ; dans Beach portraits les adolescents portent tous un maillot de bain, bien que le bikini de cette fille américaine que l’on voit dans Hilton Head Island, S.C., USA, June 24, 1992 ne ressemble en rien à ce maillot peu élégant de Kolobrzeg, Poland, July 26 1992 où on voit un fille polonaise dans une pose qu’on a souvent comparée à celle de la Vénus de Botticelli (1485) – “un hasard” selon Dijkstra…
Pour The Gymschool j’ai moi-même apporté des costumes de gymnastique, bien plus sobres que ceux que les filles portaient. Oui, je vous l’ai dit, je mets en scène ! Mais c’est comme ca, en réduisant les contrastes trop extravagants, que les subtilités qui m’intéressent vraiment deviennent visibles. Et que l’on invite le spectateur à vraiment regarder, pour voir les différentes personnalités des filles. C’est moi qui décide ce que je montre. Et il ne faut jamais montrer trop de choses.”

Colin Van Heezik

visuels (c) Rineke Dijkstra courtesy de l’artiste et de la Galerie Marian Goodman

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