Politique culturelle
[Interview] Stephane Sirot :”Nuit Debout souligne et répond au contraire à l’absence de perspectives politiques et sociales immédiates crédibles”

[Interview] Stephane Sirot :”Nuit Debout souligne et répond au contraire à l’absence de perspectives politiques et sociales immédiates crédibles”

04 May 2016 | PAR Amelie Blaustein Niddam

Stéphane Sirot est historien, auteur d’une thèse de doctorat sur « Les conditions de travail et les grèves des ouvriers à Paris de 1919 à 1935 » sous la direction de Michelle Perrot. Chercheur associé au CEVIPOF de Sciences Po, il enseigne l’histoire politique et sociale du XXe siècle à l’Université de Cergy-Pontoise, ainsi que l’histoire et la sociologie du syndicalisme et des relations sociales à l’IAE de Nantes. Il a accepté de nous répondre dans le cadre du dossier Front Populaire de la rédaction. 

 

Qu’est-ce qu’une grève ? Est-ce un mouvement social, une forme de manifestation ? Ou bien la grève est-elle un phénomène qui touche seulement l’entreprise ?

La grève peut être définie comme une cessation collective et concertée du travail. Elle se déploie à plusieurs échelles. Celle de l’entreprise, cas le plus fréquent. Il peut alors s’agir d’un conflit englobant l’ensemble ou une partie de cette dernière. Par exemple, dans une usine, un arrêt de la production peut toucher seulement un atelier ou une chaîne de production.

Elle peut aussi concerner un ensemble d’établissements d’une même entreprise, ou encore un ensemble d’entreprises d’un même secteur professionnel ou d’un territoire.

Enfin, la grève peut également se déployer à l’échelle nationale et interprofessionnelle. Dès lors, on parle plus volontiers de mouvement social, qui s’accompagne communément de manifestations participant du rapport de forces construit par les organisations syndicales. D’ailleurs, au cours du XXe siècle, les conflits du travail ont de plus en plus souvent été accompagnés de défilés qui, outre leur capacité à renforcer la lutte et à cimenter la solidarité entre les grévistes, permettent de faire connaître à l’opinion et, le cas échéant, de populariser les revendications.

Quand commencent les grèves en France, est-ce en 36 ? Par exemple, au XIXe, une révolte comme celle des canuts peut-elle être apparentée à une grève ?

La grève, au sens contemporain du terme, est aussi ancienne que le rapport salarial lui-même. Mais ce sont les révolutions industrielles qui, en multipliant les usines et en créant d’immenses bataillons ouvriers, contribuent à sa montée en puissance quantitative qui l’érige en fait social dès le XIXe siècle. Les révoltes des canuts lyonnais de 1831 et 1834 s’inscrivent dans cette geste d’abord presque exclusivement composée d’ouvriers salariés des ateliers et des usines, même si, d’ailleurs, il s’agit plutôt en l’occurrence de travailleurs à domicile, alors fort nombreux dans l’industrie textile.

L’histoire des grèves comprend en effet de grands moments qui en scandent l’épopée aux yeux du mouvement ouvrier. Au XXe siècle, les deux plus puissantes vagues de grèves, mai-juin 1936 et mai-juin 1968, en sont les illustrations les plus flagrantes.

 Qu’ont de particulières les grèves de 36 ? Racontez-moi, qui fait grève, contre quoi ?

Les grèves de 1936 ont été rendues célèbres pour plusieurs raisons. D’abord par leur contexte : elles se débutent au lendemain du 1er mai 1936, alors que l’alliance électorale de Front populaire (PS-SFIO, PCF et Parti radical) est en passe de remporter les élections législatives et que, pour la première fois, un président du Conseil socialiste, Léon Blum, s’apprête à s’installer à Matignon ; le renvoi d’ouvriers qui ont chômé le 1er mai, à une époque où celui-ci n’était pas encore un jour férié, déclenche les premiers feux de l’action.

Ensuite en raison de leur déroulement, de leur forme : les conflits de mai-juin 1936 popularisent la grève avec occupation du lieu de travail, ce qui permet d’éviter la reprise de la production au moyen d’une main-d’œuvre de remplacement, sachant qu’à l’époque, un employeur pouvait remplacer un gréviste et même le renvoyer ; l’aspect festif de ces occupations est aussi souvent mis en avant.

Enfin, les revendications qui émergent de ce mouvement social et les avancées obtenues paraissent innovantes : ainsi la réduction de la semaine de travail à 40 heures, les deux semaines de congés payés, ou encore la possibilité d’élire des délégués du personnel.

Survenues dans un contexte de profonde crise économique, politique et sociale, ces grèves du Front populaire restent, pour l’essentiel, le fait des ouvriers d’usine. Cependant, des catégories demeurées généralement jusque-là à l’écart de cette pratique s’en emparent dans des proportions sans précédent. Ainsi l’univers des employés, à l’instar de ceux des grands magasins parisiens, qui occupent d’ailleurs eux aussi leur lieu de travail. Ajoutons que ce qui est alors le mouvement social le plus ample jamais vu en France s’accompagne d’une vague de syndicalisation spectaculaire qui permet à la CGT et, plus accessoirement à la CFTC, de rassembler environ la moitié des travailleurs.

Cet ensemble d’éléments fait que, dans la mémoire collective, les grèves du Front populaire ont été gravées au Panthéon des mobilisations nationales.

 

Parlez moi, même si l’historien n’est pas friand de commenter l’actualité, le regard que vous posez sur Nuit Debout. Ce mouvement est-il l’héritier lointain du Front Populaire ?

Si la forme prise par Nuit Debout ne s’apparente pas stricto sensu, en tant que telle et en elle-même, à un mouvement social et encore moins à une grève, ce phénomène peut tout de même être rattaché, à l’instar des grandes mobilisations sociales, à la tradition française de l’investissement politique et social de l’espace public, à l’interpellation frondeuse du pouvoir et du champ politique, que l’on rencontre à l’envi dans notre histoire. Avec, malgré tout, parmi d’autres, une différence de taille : en 1936, le syndicalisme et la gauche offrent une alternative crédible et en marche pour le monde du travail mobilisé ; en 2016, Nuit Debout souligne et répond au contraire à l’absence de perspectives politiques et sociales immédiates crédibles, susceptibles de porter les aspirations du mouvement social à partir duquel ces rassemblements récurrents ont émergé.

Léa Seydoux pour la nouvelle collection Louis Vuitton
La culture riposte contre la loi anti-transgenre aux Etats Unis
Avatar photo
Amelie Blaustein Niddam
C'est après avoir étudié le management interculturel à Sciences-Po Aix-en-Provence, et obtenu le titre de Docteur en Histoire, qu'Amélie s'est engagée au service du spectacle vivant contemporain d'abord comme chargée de diffusion puis aujourd'hui comme journaliste ( carte de presse 116715) et rédactrice en chef adjointe auprès de Toute La Culture. Son terrain de jeu est centré sur le théâtre, la danse et la performance. [email protected]

Publier un commentaire

Votre adresse email ne sera pas publiée.

Your email address will not be published. Required fields are marked *


Soutenez Toute La Culture
Registration