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[Interview] Ohad Naharin  : “J’ai toujours pensé qu’il n’y avait pas qu’un seul moi”

[Interview] Ohad Naharin : “J’ai toujours pensé qu’il n’y avait pas qu’un seul moi”

06 June 2016 | PAR Yaël Hirsch

Alors que le documentaire Mr Gaga, fruit d’un travail de 7 ans de Tomer Heymann et actuellement sur nos écrans,  dresse un portrait magnifique de l’homme et du chorégraphe, nous avons rencontré le sage, brillant et fascinant Ohad Naharin, à la tête de la Batsheva Dance company depuis 1990. 

Pour lire notre critique du film, c’est ici.

Et notre interview du réalisateur Tomer Heymann, c’est là.

Est-ce que vous avez un jour imaginé que quelqu’un ferait un portrait de vous ? Et est-ce que le cinéma serait le premier médium auquel vous penseriez pour cela ?
En 7 ans, j’ai passé des centaines d’heures avec Tomer Heymann . La plupart du temps, il était dans les studios, presque invisible, mais on aussi passé des heures en interview. On a étudié ce que j’ai fait, écrit dessus, mais jamais sur ma vie personnelle. Le film de Tomer est un mix entre ma vie et mon travail.

Est-ce que vous vous reconnaissez vraiment dans le film ? Etes-vous surpris du résultat ?
Dans une interview, on n’a pas forcément besoin de voir les questions, mais juste les réponses. C’est ce que Tomer à fait. Il a intégré mes mots sur des images, donc cela ajoute une dimension. Donc je peux raconter ma vie dans les kibboutz et il montre quelqu’un faire de la balançoire. Je peux parler de ma blessure et il montre quelqu’un entrain de ramper. Mais je me reconnais. Et j’ai toujours pensé qu’il n’y avait pas qu’un seul moi. Le moi fait partie d’un groupe. Il faut juste que je fasse attention à ce que tous les « moi » vivent en harmonie.

Donc lequel des « moi » trouve-t-on dans le film, une somme de “moi” torturé ou en harmonie ?
Je pense que le film capture mon esprit, ma philosophie, et en quelques sortes, mon énergie, mes opinions. Donc le film me représente, mais ce n’est pas moi dans le film. C’est l’image de moi que Tomer Heymann à crée dans le film.

Donc en 7 ans il a réussi son défi d’immersion dans votre vie et votre oeuvre ?
Je connais Tomer depuis 25 ans. Je l’ai connu avant qu’il soit réalisateur, comme…serveur! C’était lui qui m’apportait ma nourriture. Ensuite, c’était le copain d’un danseur pour la compagnie dans laquelle je travaillais. Ensuite il a commencé à faire des documentaires. Il en a fait un sur moi, pendant 4 jours à New York. Puis il m’a suivi pendant 7 ans et on a développé une amitié. Au final, j’ai coopéré avec lui pour l’aider plus que pour que le film sorte. Ce n’était pas grave si le film ne sortait pas, mais je voulais l’aider à combler ses rêves, car il le mérite.

C’est maintenant un film à succès, et beaucoup de monde vous connait presque intimement, est-ce que tout cela a changé votre quotidien ?
Non cela n’a rien changé et je n’attendais rien. Je suis juste heureux de voir que c’est un succès. Ça se ressent un peu dans notre public qui est un peu plus nombreux pendant nos performances, de même pour les cours de Gaga. Donc les conséquences ne sont que positives.

Le gaga c’est donc l’idée que la danse peut être démocratique, pour tout le monde?
Gaga est à propos de ce que nous partageons tous. Qu’on soit un athlète ou un sportif de grand talent ou dans une chaise roulante, nous avons plus de points communs que de différences. Ce n’est pas mon opinion, c’est un fait. Nous ne sommes pas pareils, mais nous sommes similaires. C’est comme la symétrie dans la danse, ça n’existe pas, c’est une erreur de la vouloir. Avec la similarité, nous pouvons apprendre des autres. Et je pense que dans le film, il y a un point de rencontre entre le spectateur et moi.

On voit des choses très intimes dans le film, à propos de vos enfants, vous perdez votre femme. Est-ce c’est difficile pour vous de dévoiler autant ?
Je n’ai rien à cacher. Je le dis à tout le monde. Et si je le dit, je dois le faire, et j’essaye de le faire. En fait, ça donne plus de vie privée, même si c’est contradictoire. La seule chose sur laquelle je voulais avoir un mot dans le film était la danse.

Dans le film, vous avez un discours d’amour pour Israël mais vous êtes aussi critique vis-à-vis du pays. Est-ce que Mr Gaga fait passer le message que vous voulez et reste fidèle à votre pensée ?
Oui, complètement. C’est fait d’une manière très délicate. Car ces dernières années, Tomer m’a vu très en colère, mais il a choisi de ne pas me montrer dans cet état, mais plutôt dans calme, réfléchi et constructif.

Dans le film, on vous entend dire « ce sera peut-être ma dernière danse ». Est-ce que vous pensez toujours que ce que vous faites pourrait être la dernière danse ?
Ce n’est pas seulement à propos de l’existence d’Israel. Est-ce que j’ai l’énergie de continuer, est-ce que ma passion est ailleurs. Je me pose la question depuis 25 ans, et la réponse n’est jamais très claire. Pour le moment c’est oui, mais c’est une réponse très fragile.

On a l’impression que Tomer vous présente comme quelqu’un qui a réussi tout seul, qui vient des Kibboutz et qui à créer sa place dans l’art. Que pensez-vous de cela ?
Je ne pense pas ça de moi-même. En fait, on ne peut pas penser ça de nous-même. Les gens le disent, mais c’est tout. Mais je dois dire que j’ai eu de grands mentors. J’ai appris des autres, j’imite les autres, je me suis aperçus de mes erreurs grâce aux autres. J’observe, je ne sais pas si je suis autodidacte, j’ai l’aide des autres.

Pour les séquences de danse, donniez-vous des instructions à Tomer ?
Absolument. Je contrôlais complètement les séquences de danse. C’est à propos la vision de mon travail, donc je disais « j’aime, j’aime pas, on devrait modifier ça ». Mais seulement pour les séquences de danse et rien d’autre.
Au début je lui avais dit, « Tu as complète liberté, sauf pour les séquences de danse », donc il avait pas le choix.
Je ne contrôlais pas les caméras, mais quelques plans ont été fait par moi-même avec mon telephone où ma caméra.

Comment faisiez-vous le lien entre la danse et la caméra ?
A la base je ne filmais pas pour le film, je filmais juste pour documenter notre travail. Ensuite ça a fait partie des séquences possibles pour le film.
Pendant un spectacle en Allemagne, j’étais assis au premier rang, pour la première fois, pour pouvoir filmer comme je voulais, et c’est devenu quelques minutes du film alors que ce n’était pas le but.

Si quelqu’un devait reprendre votre travail, dans des dizaines d’années, est-ce que vous aimeriez qu’il soit reproduit exactement comme il a été effectué au moment du spectacle, ou est-ce qu’il y a de la place pour la créativité ?
Ça m’ai complètement égal. Car c’est en dehors de mon contrôle, donc je n’ai pas besoin de m’en inquiéter où même d’y penser.

Mais pensez-vous qu’il vous serait plus fidèle de reproduire votre travail parfaitement où de le modifier ?
Ca dépend, si c’est très académique, si c’est pour enseigner, alors ils devraient tout refaire parfaitement, mais si ma danse sert d’inspiration, alors ils peuvent la modifier. L’art gaga va toujours au-delà des limites. On découvre toujours quelque chose de nouveau, donc j’espère qu’il y aura une forme de la danse dans 50 ans.

Vous apprenez de nouvelles choses tous les jours ?
Probablement oui. Il y a une différence si je sais que j’apprends quelque chose, si j’ai besoin d’apprendre, ou si ça arrive comme ça. Mais je pense que c’est le cas depuis que mes premiers souvenirs.

Aujourd’hui ?
Oui, ce matin, j’ai appris quelque chose sur mes mouvements par rapport à la gravité
visuel : ©gadi_dagon

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Yaël Hirsch
Co-responsable de la rédaction, Yaël est journaliste (carte de presse n° 116976), docteure en sciences-politiques, chargée de cours à Sciences-Po Paris dont elle est diplômée et titulaire d’un DEA en littérature comparée à la Sorbonne. Elle écrit dans toutes les rubriques, avec un fort accent sur les livres et les expositions. Contact : [email protected]

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