Théâtre
La Comédie Française donne à voir la Tête des autres de Marcel Aymé

La Comédie Française donne à voir la Tête des autres de Marcel Aymé

09 March 2013 | PAR Melissa Chemam

Marcel Aymé rencontre la metteur en scène Lilo Baur pour la Comédie française, délice annoncé. Cette pièce à l’écriture exceptionnelle d’humour, ironie et antiphrase – le tout pour parler de la peine de mort (!) – est un ravissement de la première scène au dernier souffle, sur une fable mettant dans la balance deux valeurs profondément humaines : le sens de la justice et l’instinct de survie. A voir absolument !

Le rideau ouvre sur un intérieur bourgeois, cossu, on dirait la France des années 1950. Mais non, ici nous sommes en Poldavie, une petite république européenne tout juste remise de la Seconde Guerre mondiale, et qui tente de se remettre droite dans ses bottes démocratiques. Au milieu du canapé du salon, une petite bonne dame patiente dans le noir puis se précipite pour servir des verres. On sent d’emblée qu’elle attend une nouvelle importante. Mme Juliette Maillard, on l’apprend vite, est la femme du procureur le plus en vue du système judiciaire poldavien, et ce soir elle attend le verdict du dernier procès où sévit son mari. Un couple d’amis entre et le jazz et les rires animent à nouveau la maison, redonnant un peu de souffle à la dame angoissée.
Son mari demande ce soir la condamnation d’un voleur et assassin. Avec l’humour noir le plus mordant, le texte joue sur les mots et bien vite, la condamnation devient la possible source du soulagement de la famille Maillard dont le monsieur ne joue pas la vie d’un homme mais sa propre carrière. On entre alors dans un monde d’antiphrases que Marcel Aymé maîtrise jusqu’au bout à merveille pour nous ouvrir les yeux sur les dégâts de la corruption de la justice.

Coups de théâtre
Lorsque le mari entre, il feint le dépit, toute la famille croit alors que le coupable a été vulgairement innocenté, mais ceci n’est qu’une boutade ! Bien sûr que le procureur Maillard a obtenu la condamnation ; mieux il a eu la peine de mort. L’heure est donc aux célébrations… Et le procureur relate comment il a détourné le jury de l’air trop innocent et « sympathique » de l’accusé, jeune joueur de jazz de 35 ans, célibataire et séduisant. C’est ainsi qu’on vit la justice dans ces familles de magistrats, une « tête de plus » et la gloire nous sourit. Mais c’est sans compter sur ce coup du sort : alors que le couple s’apprête à fêter ce triomphe chez le voisin Bertolier, également procureur, et sa charmante femme, le joueur de jazz condamné apparaît soudain par la fenêtre, surprenant Maillard et sa maitresse, Mme Bertolier…
S’ensuit alors un jeu de chantage et de contre-chantage : l’accusé Valorin a un alibi en or car le soir du meurtre, il passait la nuit avec une maitresse inconnue qui n’est autre que la sexy Roberte Bertholier. Valorin va menacer le couple de révéler leur liaison si celle-ci ne révèle pas, elle, à la justice la preuve de l’innocence du musicien. Mais la dame ne l’entend pas de cette oreille.

Rebondissements et immoralités
Lilo Baur pense que comme chez Jarry, ici la Poldavie, c’est « nulle part », il semble que ce soit surtout partout. Thème hautement occidental, voire universel, l’indépendance de la justice est ici travaillée par un humour qui fait rugir toute la salle à longueur de pièce. Mêlant vaudeville et drame, les retournements de situation et la force du jeu des comédiens tiennent en haleine et posent les bonnes questions. Le procureur Maillard se trouve obligé de cacher le Valorin le temps de trouver une solution, déchiré d’apprendre que sa maitresse lui cache des amants, tiraillé devant le devoir de le révéler au mari Bertolier sans laisser fuiter qu’il l’a lui-même trahi en lui volant sa femme… Et dans tout cela, le souci de la justice semble être largement le cadet.
Lilo Baur a choisi de mettre en scène la première version de cette pièce, écrite en 1952, qui fit scandale pour ses insinuations sur la corruption du système judiciaire français… pourtant ici poldavien ! Marcel Aymé avait alors écrit une seconde version en 1956, qui a supprimé l’une des figures centrales, apparaissant dans l’acte IV. Car si la justice poldavienne d’Aymé est corrompue, à la tête de ce système se trouve le plus corrompu des corrompus, un certain Alessandrovici dont seul le nom fait trembler les deux procureurs, pourtant d’ordinaire si sûrs d’eux, le chef mafieux qui possède financièrement le pays et qui seul peut décider de l’issue finale d’un procès d’un claquement de doigts. La scène dans son bureau est un délice de scénographie, avec son ballet d’anti-fonctionnaires et de coups de fil de ministres, l’immense Serge Bagdassarian en incarnation du mal, et un jeu de fumée qui fait disparaître l’homme de manière très méphistophélienne. Merveilleux travail que celui de la scénographe franco-argentine Oria Puppo, déjà responsable de l’ambiance délicieuse du Soweto de The Suit pour Peter Brook aux Bouffes du Nord l’an dernier. Laurent Lafitte, lui, récemment devenu pensionnaire de la Comédie Française, est charmant en jazzman condamné mais justicier qui se sauve par son charme mais surtout par la bêtise des autres. Le jeu de Florence Viala en Roberte est impeccable de malhonnêteté et de séduction malsaine. Mention spéciale également à la jeune Laure-Lucile Simon qui illumine les couloirs kafkaïens d’Alessandrovici de sa belle démarche couverte de rouge, entre ange et démon…
L’exploit de la pièce – en plus d’être si drôle sur un sujet si sévère, la peine de mort – c’est de faire ressortir toutes les passions humaines avec ce mépris de la justice. Le désir balade les trois hommes autour de la même femme, une beauté qui incarne l’immoralité absolue, prête à laisser condamner un innocent, prête à mentir à amis, mari et amants, prête à tout pour son seul plaisir et honneur, prête à tuer pour se sauver… De bagarres en embrassades, de pas de danse en baisers volés, la mise en scène remet sans cesse en jeu la chance de choisir la justice sur l’immoralité égoïste, mais rien ne dit que cette chance sera saisie, même pas les innocents… Un triomphe !

La tête des autres, de Marcel Aymé, mise en scène Lilo Bar, avec Véronique Vella, Juliette Maillard, Alain Lenglet, le Procureur Bertolier, Florence Viala, Roberte Bertolier, Serge Bagdassarian, Alessandrovici, Nicolas Lormeau, le Procureur Maillard, Clément Hervieu-Léger, Lambourde, Félicien Juttner, Gorin et Louis Andrieu, Laurent Lafitte, Valorin, Laure-Lucile Simon, Renée Andrieu.

©Christophe Raynaud de Lage

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