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Interview de Jihane Chouaib, réalisatrice de Pays Rêvé

Interview de Jihane Chouaib, réalisatrice de Pays Rêvé

09 November 2012 | PAR Charlotte Bonnasse

Pays Rêvé vient de sortir sur vos écrans (lire notre article). De la campagne libanaise à l’aéroport de Roissy, en passant par une multitude de lieux investis de signification intérieure, drapés dans une parole de recherche et de questionnement identitaire, ce beau documentaire a déjà saisi la capitale par sa force intime et profonde. La tranquille réalisatrice, Jihane Chouaib, dont la voix off parcourt le film, a accepté de répondre à nos questions.

Jihane Chouaib vient de cette génération d’enfants qui ont du quitter leur pays au moment de la guerre civile. Née au Liban, elle a grandi au Mexique et est arrivée à Paris adolescente. Après un court-métrage remarqué intitulé Sous mon lit, Pays Rêvé est son premier documentaire. Un film saisissant qui  ne nous laisse que souhaiter le meilleur pour la suite.


Pouvez-vous nous dire quel a été le déclenchement du film ?

Disons que cela s’est fait en plusieurs étapes. Pendant longtemps j’ai tourné des plans sans savoir ce que ça donnerait. Quand je retournais au Liban je ramenais toujours une petite caméra ou m’en faisais prêter une, et je filmais des plans, afin de mettre le doigt sur ce qu’était le Liban pour moi. Il faut savoir que Le Liban a énormément changé depuis la fin de la guerre jusqu’à aujourd’hui, et encore plus durant la dernière décennie. Physiquement, c’est presque méconnaissable. Je n’ai pas du tout le sens de l’orientation, et mes repères sont de petits détails physiques : un mur, un figuier, un coin de terrain vague… Ce genre de choses disparaît complètement depuis quelques années, tout ce que je reconnaissais comme étant mon Liban disparaissait au fur et à mesure. Donc je filmais à la fois pour me faire des archives personnelles et pour essayer de rattraper ces choses qui allaient disparaître de manière imminente. Ce que j’en ferai n’était pas très clair. Je viens de la fiction, donc faire un documentaire n’était pas vraiment dans mes plans. Je tournais depuis le début des années 2000 autour d’un scénario de long-métrage de fiction, qui devait être mon premier film tourné au Liban. Il m’a semblé à un moment que j’avais besoin de plus me confronter à la réalité pour mieux comprendre ce que j’étais en train de chercher dans le langage de fiction. Je commençais à avoir cette envie de documentaire, qui s’est beaucoup plus concrétisée en 2006 quand la guerre est revenue au Liban. J’étais à Paris, mes parents au Liban, et j’avais l’impression que la porte des cauchemars s’ouvrait de nouveau, mais qu’en même temps c’était le retour à la normale, comme si mon pays était forcément en guerre et que je retrouvais mes sensations habituelles, mes sensations d’enfance. A partir de là j’ai pu mieux définir ma recherche, qui se construisait autour de ce paradoxe entre la douceur et la violence. Puis j’ai senti qu’il serait important pour moi de dialoguer avec d’autres personnes dans le même cas, et d’aller explorer leur imaginaire, essayer de confronter le mien au leur. Il y avait cette idée : est-ce qu’on peut partager un pays imaginaire ?

 

Vous ne saviez pas ce qui allait se dire dans les échanges sous la caméra… N’y a-t-il pas eu la nécessité de se laisser surprendre ?

En fait, ce sont des gens que je connais bien. Ma sœur bien sûr, Wajdi Mouawad dont j’ai lu quasiment toute l’œuvre, et Patrick et Katia que je connaissais depuis plusieurs années. J’avais déjà exploré leur imaginaire dans des dialogues amicaux, et j’étais très intéressée par ce qu’ils me disaient de leur Liban et ce qu’ils en avaient fait dans leur vie et dans leurs œuvres. Patrick avait fait un moyen métrage, « home », dans lequel il mettait en scène un libanais se promenant dans les Alpes avec un jeune collègue et essayant de lui raconter le Liban : au fur et à meure on se rendait compte que c’était un Liban de fiction totale. Il revenait au Liban d’avant-guerre, un Liban idéalisé, de glamour, très littéraire aussi. De même pour Katia : elle avait ce parcours de reporter de guerre qui pour moi était très romanesque, comme si elle s’était auto-transformée en personnage de roman. Son parcours est tellement parlant : le fait d’être née l’année du déclenchement de la guerre civile mais au Canada, et d’avoir vécu au rythme de la guerre en ne la vivant jamais sur place, et après, très jeune adulte, de devenir reporter de guerre et d’aller chercher la guerre partout, jusqu’à se prendre une balle au Sud-Liban. Je les ai choisis aussi parce qu’ils avaient chacun une vision très forte, très particulière, et étaient très différents les uns des autres. Après j’ai eu des surprises, surtout dans le niveau d’intimité de leur parole. Au départ je m’attendais à ne pas garder les plans d’eux en train de parler, je pensais garder quelques phrases en off et construire les choses de manière beaucoup plus abstraite. Mais ils ont livré quelque chose de si juste, de si personnel, d’un tel niveau d’intériorité, que cela donnait envie de les garder en longueur, à l’image, et d’être complètement avec eux.

Il y avait chez tous cette impression qu’on était un peu entre frères et sœurs, on avait vécu la même expérience, on était cette génération-là des enfants de la guerre, en exil. Et même en exil on était un peu tous seuls dans notre genre, entourés de gens qui ne pouvaient pas comprendre cette position-là de voir son pays détruit tous les jours de loin, un pays inaccessible. Tout d’un coup c’était se retrouver entre gens qui avaient partagé une chose assez secrète, d’où ce sentiment de familiarité entre nous.

 

D’où vient le texte énoncé par la voix off tout au long du film, comme un long poème ?

A un moment je lis un passage du roman Visage retrouvé de Wajdi Mouawad, juste avant qu’il n’apparaisse à l’aéroport. Ce passage raconte les bombes qui tombent dans le jardin potager, son père qui lui ordonne de se cacher et son adieu au Liban. Sinon tout le reste est de moi. Je l’ai écrit majoritairement pendant le montage. J’avais des bribes dans des cahiers écrites surtout en 2006, date très marquante pour moi comme pour beaucoup de libanais : je ne pouvais plus rien faire, j’ai lâché tous mes projets, tout me semblait vain, la fiction me semblait vaine, mais je prenais des notes sur ces sensations très bizarres qui m’envahissaient, et le début du texte vient de ces notes. Ensuite je l’ai beaucoup travaillé tout en montant. Il y a eu une période où j’arrivais à dire tout ce qui était doux, les listes de sensations, les histoires d’enfance, mais je n’arrivais pas à formuler ce qui était plus dur. Ma monteuse m’a poussée et aidée à le sortir.

 

Ce mélange de douceur et de violence, comment en êtes-vous arrivée à le penser comme quelque chose d’universel ?

Je me disais que c’est le paradoxe du Liban, c’était cela, ma « sensation Liban ». Un mélange d’extrême douceur et de massacre. Comment les deux pouvaient coexister en même temps ? Après je me suis rendue compte que ce mélange-là représentait pour beaucoup l’enfance, même chez des gens qui n’avaient pas vécu la guerre du Liban, l’exil ou l’arrachement. J’ai retrouvé chez beaucoup de personnes ce mélange de douceur et de cauchemar.

Réaliser le film vous a-t-il permis de modifier votre perception des choses, et de l’identité ?

Oui. J’accepte mieux l’incohérence des choses, le chaos, les contradictions. Avant, les contradictions étaient une douleur pour moi, je me sentais libanaise mais au fond, si je faisais une liste objective je ne l’étais plus. Tout comme le fait de très mal parler la langue, de ne pas pouvoir s’identifier précisément à une communauté à l’intérieur du Liban, de ne pas retrouver un clan. Je voyais tout cela comme un manque. Maintenant, je suis plus tolérante pour le chaos. On a l’impression souvent qu’on ne nous a rien transmis, ou alors des bribes, avec une sensation de révolte contre le destin qui a fait dévier des trajectoires. On se dit que si on était resté, si il n’y avait pas eu la guerre, si l’enfance était restée parfaite, si, si… on aurait été quelqu’un d’autre, et tout aurait été parfait. Ce n’est pas vrai bien sûr, on nous a simplement transmis des choses dans le désordre. Donc c’était en effet un peu chaotique de retourner là-bas, d’être révoltée par plein de choses, de ne pas trouver sa place. Mais en même temps cela fait partie du processus de recherche de notre identité, pour qui que ce soit je pense. Le cas du Liban est une sorte de cas extrême, mais au fond j’ai l’impression que c’est un processus de vie : grandir, essayer de s’accepter, comprendre, faire coexister des choses en soi, accepter l’hétérogène dans l’homogène, redéfinir la recherche d’identité, ne pas penser que l’identité consiste à redevenir comme ce groupe imaginaire qui constitue la famille de mes racines, alors qu’en fait tout ça n’existe pas. La recherche d’identité, c’est davantage avoir des petites pièces différentes et parfois très contradictoires, les faire tenir dans un équilibre instable, et avancer comme ça. C’est inconfortable mais passionnant.

 

Enfin, pouvez-vous nous dire un mot de votre prochain projet cinématographique ?

Il s’appelle Mon Souffle, c’est un long métrage de fiction que j’espère tourner l’année prochaine au Liban, qui raconte l’histoire d’une jeune femme qui vient au Liban pour s’installer dans sa maison de famille en ruine, et qui campe dans la ruine – en tant que ruine. Elle est à la recherche d’un paradis perdu, et aussi d’un secret de famille très noir qui risque de détruire son paradis perdu, celui qu’elle a gardé en tête en grandissant.

Crédit Photo : Jihane Chouaib.

Photos : Jihane Chouaib, Katia Jarjoura, Wajdi Mouawad.

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