Théâtre
“War Horse”, le spectacle phénoménal des chevaux-marionnettes

“War Horse”, le spectacle phénoménal des chevaux-marionnettes

02 December 2019 | PAR Mathieu Dochtermann

Du 29 novembre au 29 décembre à la Seine Musicale, le spectacle War Horse est enfin présenté à Paris douze années après sa création à Londres. Cette fresque mélodramatique de plus de 2 heures (avec entracte) met en scène l’affection sans bornes d’un jeune homme pour le cheval qu’il a élevé, alors que les déchirures de la Grande Guerre les séparent. Un spectacle à l’anglosaxonne, avec une grosse production et un résultat impressionnant, qui se signale particulièrement par les chevaux grandeur nature campés sur scène par des marionnettes, à la manipulation époustouflante. Bluffant.

Entertainment efficace

Quand les lumières s’éteignent, c’est un vieux bonhomme à casquette qui paraît sur scène, sans éclats et sans roulements de tambours. Michael Morpurgo, auteur de prêt d’une centaine de livres, nous introduit le spectacle adapté de son premier roman. L’édition française du roman à la main, il en lit les premières phrases, pour planter le décor : un petit village anglais du Devon, un tableau de cheval, un peu de contexte, le narrateur s’efface bientôt pour laisser place à la première scène.

On assiste alors à la mise aux enchères d’un jeune cheval, celui qui deviendra Joey, le fameux « cheval de guerre » donnant son nom à l’œuvre. Quand il est finalement acheté par un fermier dont le jeune fils apprivoise immédiatement l’animal, on entre dans une histoire à la Disney, où pratiquement tous les rebondissements sont prévisibles une demie heure à l’avance, où les gentils sont très gentils et les méchants très méchants, où les animaux en tant que personnages sont l’objet d’un anthropomorphisme qui ne se refuse que de leur donner la parole.

Pour autant, l’histoire se suit avec plaisir : tout est fait pour que le duo Joey-Albert, le cheval et son humain, soit profondément attachant. Et il faut dire, aussi, que le spectacle ne renonce aucunement à plonger au cœur des batailles de la Première Guerre, dans tout ce qu’elles avaient d’effroyable. Il n’y a guerre que l’atroce suffocation des hommes gazés qui soit pudiquement évoquée sans être représentée ; pour le reste, les corps démembrés par les explosions, les camarades fauchés par les mitrailleuses, les mutilations, l’angoisse des tranchées, à peu près rien n’est tu.

Ainsi, l’histoire un peu mélo de l’attachement du jeune homme à son cheval, les invraisemblables rebondissements qui font passer le cheval côté allemand avant de le ramener derrière les lignes anglaises, tout cela s’équilibre – et trouve sa justification, d’une certaine façon – dans une peinture plutôt réaliste et sans concessions d’un effroyable massacre, que nos contemporains ont peut-être un peu perdue de vue.

Une dramaturgie bien ficelée

Du point de vue dramaturgique, le récit est très efficacement ficelé, avec une écriture très cinématographique, impeccablement rythmée. Les scènes de guerre alternent avec les temps de répit, on bascule du parcours individuel de Joey à la quête d’Albert. La trame narrative s’enrichit un peu des relations des quelques personnages secondaires qui gravitent autour d’eux, mais les protagonistes du récit restent clairement identifiés, et ils sont présents ou évoqué dans chacune des scènes.

Toutefois, passée la délicieuse surprise de découvrir le dispositif, et une fois qu’on a compris où allait l’intrigue, on peut finir par trouver que le spectacle perd un peu de son intensité. Ainsi, le second acte, alourdi d’histoires secondaires ni indispensables ni forcément extrêmement convaincantes – peut-être parce qu’elles ont moins de temps pour s’installer, peut-être parce qu’elles sont un peu faciles ou convenues, peut-être parce que les personnages sont extraordinairement archétypaux voire caricaturaux – passe-t-il beaucoup moins vite que le premier. Et il rentre beaucoup plus franchement dans la dimension mélodramatique de la pièce. Certains spectateurs adoreront, d’autres seront peut-être moins emballés.

En somme : pas forcément du très subtil, mais du très efficace.

Le cheval-marionnette, ce héros

Indubitablement, le clou du spectacle et la raison pour laquelle War Horse fait déplacer les foules tient moins à l’histoire, in fine, qu’aux extraordinaires marionnettes mises en œuvre pour les personnages de Joey et Topthorn, les deux chevaux mis au premier plan de l’intrigue.

Oeuvres de la célèbre Handspring Puppet Company des sud-africains Basil Jones et Adrian Kohler, les marionnettes de chevaux à taille réelle ont constitué un tournant dans la carrière de ces derniers. Leur travail précédent était beaucoup plus symboliste, avec des masques très travaillés mais assez figés prolongés par des corps plutôt approximatifs, comme celui du crocodile de Ubu and the Truth Commission (notre critique ; une captation complète de ce spectacle est disponible ici). War Horse a permis aux constructeurs du Handspring de renouveler leur esthétique, avec une nouvelle signature extrêmement forte.

Les marionnettes des chevaux sont en effet travaillées pour avoir une morphologie réaliste, jusqu’au moindre détail. Le résultat est tout bonnement époustouflant. Le port, la stature, les mouvements, y compris les micro-signaux indicatifs de l’humeur de l’animal tels que l’orientation de ses oreilles, tout est fignolé avec une minutie extrême. Rarement on n’a vu un réalisme d’une telle précision.

En même temps, l’une des grandes réussites de ces marionnettes réside dans le fait que leur finition plastique est à l’opposé de leur morphologie : elle est tout, sauf, justement, réaliste. La forme des chevaux a été recouverte d’un tissu qui laisse voir un peu au travers les armatures dont sont faites le squelette de la machine, qui, pour le coup, n’est pas du tout un squelette de cheval. De la même manière, les trois manipulateurs sont visibles, y compris les deux qui opèrent depuis l’intérieur de la marionnette. C’est très habile : ce mélange de très grand réalisme avec la révélation très assumée de la machinerie donne la possibilité de faire des allers-retours entre l’illusion et la révélation du trucage. C’est, au final, d’autant plus fascinant qu’on réalise que tout cela n’est qu’un tour d’une suprême habileté.

Les marionnettes ne seraient rien sans ceux qui les animent, et on doit avouer être impressionné là aussi. Il est très difficile de coordonner les mouvements de trois marionnettistes travaillant sur la même marionnette sans pouvoir se parler et sans nécessairement même se voir, même si les marionnettes bunraku ont démontré depuis longtemps la possibilité de le faire. L’expressivité, et l’illusion vraiment saisissante que les chevaux sont de vrais chevaux, ne sont rendus possibles que par une manipulation extrêmement précise, qui se fait en ayant une connaissance exacte de l’éthologie équine, ou au moins de certains des mouvements les plus caractéristiques des équidés – port de tête, regard, mouvements des oreilles, tout est criant de vérité.

Il faut tout de même mentionner que d’autres marionnettes sont mises en œuvre, et que la mise en scène en tire très efficacement des effets plus familiers. Ainsi, dans la scène de la charge de cavalerie, d’autres marionnettes de chevaux, mais très simplifiées, viennent se placer en perspective à l’arrière-plan, et pourront voler en l’air lorsqu’elles seront soufflées par des explosions d’obus. Des marionnettes-troncs de soldats sont aussi utilisées pour figurer des soldats fauchés par la mitrailles, démembrés, projetés en l’air, sans que les artistes au plateau aient besoins d’être des circassiens accomplis capables de faire des triples sauts périlleux.

Par ailleurs, l’utilisation de la marionnette permet des effets de ralenti qui viennent ici renforcer l’impression de voir un film d’action sur grand écran. La mise en scène va d’ailleurs jusqu’à employer des ruptures de temporalités “à la Gisèle Vienne”, en figeant des scènes au sein desquelles seulement deux ou trois personnages continuent de se mouvoir dans un aparté poétiquement signifié.

Bienvenue dans le meilleur du West End

Pour le reste, le spectacle reprend les codes et les ressorts, efficaces et plaisants, des comédies du West End. Les 34 interprètes au plateau, en comptant les marionnettistes, vont ainsi pouvoir à l’occasion paraître tous ensemble pour de jolis effets de foule, et vont surtout constituer un choeur impressionnant.

Car ce spectacle, sans être une comédie musicale, est au moins du théâtre musical, avec des chants souvent interprétés a capella, qui viennent en contrepoint l’action. Sur la mode folklorique, des ballades aux accents irlandais et anglais viennent ponctuer le récit, le dynamiser, ajouter de la profondeur.

Les comédiens et comédiennes, en plus de chanter, sont chargé.e.s de représenter les éléments de décor en les manipulant à vue, ou en les installant sur le plateau. Le jeu est globalement à la hauteur de la proposition : on sent que le spectacle est plus que rôdé, mais pour autant les interprètes n’ont pas perdu leur envie de porter l’histoire, et sont bien présents à l’urgence de ce qu’ils racontent. L’interprétation est assez anglo-saxone dans son jeu très poussé, qui va chercher la netteté de l’archétype sans trop l’embarrasser de nuances psychologiques.

Au soutien de tout cela, qui est déjà très lisible et très plaisant, un écran surmonte la scène, auquel on a donné l’apparence d’un morceau de papier, comme déchiré d’un carnet de croquis. Le propos de l’introduction étant que le tableau du cheval accroché devant l’église du village a été peint par un Major Nicholls, cette astuce de mise en scène qui permet de faire paraître le contexte des scènes sous forme de croquis projetés est parfaitement bien trouvé. L’utilisation en est d’ailleurs très intelligente, avec par exemple un suggestion de vue subjective au moment où les personnages utilisent des jumelles, très bien pensée.

En somme, War Horse est un spectacle total, absolument fascinant. On en ressort en ayant l’impression d’avoir assisté à une séance d’un bon film de divertissement, mais avec tous les avantages du spectacle vivant. Les différents ingrédients sont dosés très intelligemment. Peut-être qu’on ressentira une petite longueur dans la seconde moitié, mais le plaisir des spectateurs est très manifeste, et on peut parier que c’est le genre de spectacles qui peut laisser un souvenir très durable.

War Horse est présenté jusqu’au 29 décembre à la Seine Musicale (avec des places, tout de même, qui commencent à 35€), en anglais surtitré.

 

D’après Michael Morpurgo, adapté par Nick Stafford

Mise en scène et direction : Marianne Elliott et Tom Morris – Conception : Rae Smith – Direction, conception et fabrication des marionnettes : Basil Jones et Adrian Kohler, pour la Compagnie Handspring Puppet Company – Lumières : Paule Constable – Chorégraphie et gestuelle chevaux : Toby Sedgwick – Conception vidéo : Leo Warner et Mark Grimmer pour 59 Productions – Musique : Adrian Sutton – Chansons : John Tams – Son : Christopher Shutt – Directrice de tournée GB et International : Katie Henry – Directeur marionnettiste associé : Craig Leo – Directrice associée : Charlotte Peters – Directeur marionnettiste associé : Matthew Forbes – Directeur résident : Charlie Kenber – Directeur marionnettiste résident : Gareth Aled

Avec : Scott Miller (Albert Narracott), Jo Castleton (Rose Narracott), Kofi Aidoo-Appiah (Topthorn : tête), Rianna Ash (Joey : tête), Huw Blainey (Geordie), Matthew Booth (Allan/ Brandt/ Manfred), Jonathan Cobb (Oie/ Schnabel), Colin Connor (Ted), Ben Cutler (Nicholls), Khalid Daley (David/ Joey Poulain), Zoe Halliday (Topthorn : arrière-train), Danny Hendrix (Billy/ Heine/ Klebb), Alex Hooper (Joey : cœur), Lewis Howard (Joey/ Topthorn : cœur), William Ilkley (Arthur), Michael Jean-Marain (Topthorn : cœur), Andrew Keay (Joey/ Topthorn : arrière-train), Clive Keene (Greig/Sergent Fine), Natalie Kimmerling (Emilie), Kiran Landa (Paulette/ Joey Poulain), Mark Matthews (Joey : arrière-train), Katharine Moraz (Annie Gilbert), Christopher Naylor (Friedrich/ Prêtre), Samuel Parker (Joey/ Topthorn : arrière-train), Tom Quinn (Joey/ Topthorn : tête), Gareth Radcliffe (Carter/ Strauss), Domonic Ramsden (Joey/ Topthorn : cœur), Jack Simpson (Klausen), Tom Stacy (Joey/ Topthorn : tête), Elizabeth Stretton (Matron Callaghan/Joey Poulain), Kenton Thomas (Bone/ Schweyk/ Vet Martin), Charlie Tighe (Stewart/ Heine/ Ludwig) et Matthew Trevannion (Sergent Thunder), Ben Murray.

Visuel: (c) Brinkhoff&Mogenburg

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Mathieu Dochtermann
Passionné de spectacle vivant, sous toutes ses formes, des théâtres de marionnettes en particulier, du cirque et des arts de la rue également, et du théâtre de comédiens encore, malgré tout. Pratique le clown, un peu, le conte, encore plus, le théâtre, toujours, le rire, souvent. Critère central d'un bon spectacle: celui qui émeut, qui touche la chose sensible au fond de la poitrine. Le reste, c'est du bavardage. Facebook: https://www.facebook.com/matdochtermann

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